Le Monde des livres, 10 février 2023, par Tiphaine Samoyault

Deux récits en vers paraissent en cet hiver : Porte du Soleil, de Christophe Manon, et Chant balnéaire, d’Oliver Rohe. Ce sont bien des récits, ils invitent à plonger dans une histoire et se lisent « comme des romans ». Ces textes sont beaux non d’être écrits « comme des poèmes », mais de proposer une forme qui fait corps, authentique et intense, avec leur récit.

On ne se souvient pas d’un roman comme on le fait d’un poème. On pourrait presque considérer le roman comme le genre d’une ère oublieuse, confiante dans ses traces écrites et laissant chaque individu libre de ce que les textes déposent en lui (bien peu le plus souvent : quelques citations, des noms, des impressions, des reliefs). Les cultures jeunes ou encore peu assurées d’elles-mêmes produisent leurs grands récits en vers : les épopées anciennes, le roman occidental médiéval sont versifiés.

Le basculement dans la prose – le français médiéval utilise la belle expression, pour nous paradoxale, de « versement en prose » – tient au souci de faire vrai, de relier le genre romanesque à la représentation vraisemblable de la réalité. Le roman en vers devient alors une rareté. On en a quelques exemples seulement au vingtième siècle (Roussel, Queneau, Perros). Que cette forme devienne plus insistante aujourd’hui dit sans doute quelque chose de la littérature de notre époque : la prose est-elle devenue impropre à dire nos vies éclatées ? Le vers a-t-il retrouvé une part de sa force narrative ? Les deux sont vrais sans doute, mais il y a peut-être encore autre chose : la tradition a été rompue, la plupart des fils qui nous reliaient au passé ont été coupés. La frappe du vers permettrait-elle, alors, de rétablir un rapport avec le mémorable ?

Il n’est pas surprenant que ces deux récits versifiés soient des histoires de lignées brisées, l’une par la guerre, l’autre par l’émigration, cassures que reflète la disposition des phrases sur la page. Mais ils ne sont que faussement des récits des origines. Très vite, ils bifurquent vers autre chose, hors de toute nostalgie ou reconquête du passé. Christophe Manon l’écrit dans l’épilogue, tout le monde a des racines, cela ne présente pas le moindre intérêt. « Seuls les vivants réclament des récits / et les mots dont nous usons / ne sont animés que par notre désir / de vouloir à tout prix réveiller les morts… » Commencé comme une enquête généalogique sur les traces d’arrière-grands-parents italiens émigrés en Moselle au début des années 1920, et dont le narrateur ne sait presque rien, le voyage devient vite l’expérience extrême d’une descente au pays des morts.

Dans les églises de Perugia ou d’Arezzo, dans les représentations des écorchés et des martyrs, les souvenirs de Dante, de Virgile ou de saint Augustin, il rejoue les ferveurs et les terreurs d’une culture qui a fait du corps un grand théâtre et a poussé très loin la représentation des supplices et des supplications. La réalité bascule, du côté de l’hallucination lascive ou des visions extatiques, l’Italie contemporaine, celle de Matteo Salvini et de ses sympathisants venant se mêler aux peintures du massacre des Innocents ou aux récits de l’enfer. Après cet épisode de possession, le narrateur redevient un touriste, mais son projet initial a été balayé. Seule s’impose la forme de son enquête, propre à inscrire des reliefs mémorables du passé mais sans chercher à reconstituer une lignée.

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