Libération, 11 février 2023, entretien réalisé par Thibaut Sardier et Sonya Faure

« Le vertige dissout l’identité, et cette expérience peut être très sombre ou très lumineuse »

Le vertige est la condition de l’homme moderne. En inventant sans répit des fictions et des codes pour mieux s’attacher au monde, Sapiens narrans a perdu pied avec la Terre. Mais cette perte d’équilibre est peut-être aussi le chemin de notre réconciliation avec ce qui nous entoure, espère l’auteur.

« Des années plus tard, quand tout se mettra à tomber, il devra pourtant se mettre à l’écoute de ce qui se trame sous la peau, dans les os, là ou sont enfouis les mémoires avec le frère, les rires avec le père, les moments de tendresse avec la mère. » Dans Thésée, sa vie nouvelle, paru en 2020, Camille de Toledo racontait un chemin. Celui qui lui permit de retrouver l’équilibre après le suicide de son frère, et les morts rapprochées de sa mère et de son père.

« Tout chute. » Le « frère survivant » entamait alors une quête dans une généalogie parfois fantasmée pour trouver à quoi se tenir dans le passé, ainsi que des appuis dans l’avenir. Cette fois, avec son Histoire du vertige (Verdier), Camille de Toledo ausculte une autre blessure : celle qui sépare l’homme du monde qui l’entoure, tout enivré qu’il est de ses propres histoires. L’humain malade de ses fictions et la planète avec. Tel Don Quichotte et ses chimères, nous sommes des Sapiens narrans, des êtres « qui croient plus aux récits qu’ils tissent qu’aux épreuves de leur corps et du monde ». Notre condition, marquée par cette déterritorialisation, serait donc celle du vertige. Comment vivre dans ce « monde tremblé » devenu notre lieu commun ? Paradoxe : cette perte d’équilibre, symptôme de notre mal contemporain, peut aussi être la voie à suivre pour se relier à la planète et au reste du monde vivant, propose Camille de Toledo au fil d’un voyage qui croise Borges, Zweig ou Melville.

Libération. – Comment définir le vertige ?

Camille de Toledo. – C’est un dérèglement des repères sensibles qui nous permettent de tenir au monde. Nous perdons les outils de coordination qui nous aident à nous situer, à être en prise avec ce qui nous entoure : repères sensoriels, appui des pieds, sens de l’équilibre Comme lorsque nous sentons happés par le vide en situation d’acrophobie, ce vertige des hauteurs. Le vertige nous alerte quand ça se dérègle. Il nous permet de penser le moment où ça décroche. Il peut y avoir plusieurs causes, les docteurs savent assez mal l’appréhender.

Depuis l’âge de dix-sept ans, une lésion du rachis me cause des troubles invalidants, notamment de l’oreille interne, une partie du système auditif dont dépend le sens de l’équilibre. Ma situation physiologique et ce que j’ai toujours cherché à cerner de notre temps ont convergé : le vertige est un écho de notre condition, quand nos appuis sont déréglés.

En quoi notre condition humaine est-elle vertigineuse ?

Les humains sont des Sapiens narrans, des formes de vie qui s’appuient autant sur des prises corporelles, que sémiotiques : codes, langages. Nous sommes des mammifères doués d’un appareil psychique un peu surdimensionné. Cela nous rend capables de produire des histoires, des fictions, auxquelles nous nous lions. Nous construisons toutes sortes d’« habitats narratifs ». Ça commence dès l’enfance, quand on se met à croire aux mots. On apprend à faire confiance à des codes.

Progressivement, on entre dans des récits, des encodages. Par exemple, le narratif biblique a ancré des collectifs humains au fil des siècles. Mais il arrive que ce tissu narratif soit déchiré par des événements, historique, militaire, économique, scientifique. Ça va déstabiliser parce que nos corps sont liés à ces tissus de langues et d’histoires. Le vertige résulte grandement de ce fossé qui se creuse entre les codes et ce que j’appelle « la vie nue ».

Des exemples actuels ?

L’agression de la Russie contre l’Ukraine dresse l’un contre l’autre deux « habitats narratifs » : l’envoûtement de Poutine, sa Russie hallucinée, et le récit ukrainien d’une nation qui émerge au fil du vingtième siècle. Mais les habitats narratifs sont partout. La question du « roman national » en France, les guerres de mémoire, les batailles entre des « idéologies ». Ce sont des conflits d’encodages. Le plus violent, dans le temps long, c’est le conflit entre les conditions de la vie sur la Terre et les fables du progrès, de la technique, de l’économie.

Face à la crise climatique, nous oscillons entre deux pôles : d’un côté, des scripts apocalyptiques – le déclin ou l’effondrement, une eschatologie souvent empreinte d’une religiosité latente ; de l’autre, des scripts du salut, ce qu’on appelle le « techno-solutionnisme », cette idée que l’on va tout régler, que notre intelligence humaine est plus forte. Le vertige, à cet égard, c’est l’écart entre les histoires auxquelles nous croyons, et la vie, ce à quoi on se heurte.

Ce vertige est-il un mal occidental ?

Il est le fruit de nos élans modernes, de l’Europe aux États-Unis, jusqu’à la Chine. Aujourd’hui, l’espace européen est rattrapé par ses fantômes. Il y a toutes les identités de souffrance nées des oppressions passées : peuples esclavagisés, objetisation des femmes, condition des minorités, des non-humains, végétaux ou animaux utilisés comme choses, exploités. Il naît de ces « revenances » un vertige des points de vue. Vision de l’histoire contre vision de l’histoire. En somme, il y avait un sujet omnipotent, un homme blanc qui a tout pris dès le seizième siècle. Et au fil des luttes, les sujets prolifèrent et se battent pour leur existence. Mais ce qui pointe, à l’horizon, ce n’est pas du commun, c’est un vertige des perspectives.

Pourquoi n’y a-t-il pas de commun possible dans ces nouveaux récits ? Beaucoup tentent d’aller vers l’autre, de s’hybrider, comme l’écoféminisme ou la pensée queer.

Oui, mais face à eux, il reste en place une structure violente, celle de notre économie politique moderne qui transforme notamment la nature en choses et ne voit les entités de la nature que comme des stocks. Cet habit narratif-là ne va pas lâcher prise par un effet magique d’envoûtement des nouveaux récits, écoféministe ou autre. Il y a et il y aura du conflit, en dépit du fait que nombre de ces récits – y compris ceux qui naissent des sciences de la vie ou de la Terre – sont des récits de connexion, de symbiose, de réconciliation. Au début des années 2000, en travaillant sur l’altermondialisme, je n’ai cessé de documenter des scripts d’espoir qui portaient une vision du monde plus partagée. Mais, dans le même temps, nous avons vu ces récits d’espérance retomber et persister la violence, la prédation.

Identifiez-vous tout de même des issues ?

Disons que face à tous les écarts entre nos récits modernes et les conditions réelles de la vie – l’interdépendance – je vois que nous sommes tenus à un impératif de traduction. Si nous voulons maintenir les conditions d’un monde habitable, il faudra bien nous traduire les uns pour les autres – converger – mais aussi mieux traduire la vie des milieux dans nos langages, moins la trahir, réduire le niveau de violence, et garder à l’esprit que le traducteur n’arrivera jamais à tout relier, avoir conscience, comme lui, des écarts, de l’irréconciliable des récits.

Il est paradoxal pour un écrivain de dénoncer ainsi la capacité humaine à se raconter des histoires…

La narration est un « pharmakon », de ce terme grec qui désigne à la fois le remède et le poison. Don Quichotte, comme nous, ne cesse de tomber, puis de se relancer par des fictions avant de tomber à nouveau, et se relever par la grâce d’un nouvel élan fictionnel La fiction est un principe d’animation de la matière. Mais, en même temps, elle recouvre la vie, les corps. Elle a deux visages, comme le vertige : il y a les vertiges de liaison, comme celui, mystique, du derviche tourneur qui essaie de s’attacher au ciel. Le vertige de l’amour, de la fusion. Ces vertiges-là nous rappellent que nous sommes liés aux autres êtres vivants, que nous sommes une infinité de liens, où « Je » est un tout petit isolat. Mais le vertige peut être aussi du côté de la déliaison, de la chute. J’essaie de comprendre dans mon enquête pourquoi cette même sensation, le vertige, peut s’appliquer à des états aussi opposés. Un même mot pour des affects si antagonistes ? L’une des pistes, c’est que le vertige dissout l’identité, et cette expérience peut être très lumineuse ou très sombre.

Quand vous défendez l’idée de donner une personnalité juridique aux êtres naturels comme les fleuves et les arbres, vous-même créez de nouvelles « fictions de droit » et recouvrez donc la nature de nouveaux encodages.

Dans Le fleuve qui voulait écrire, j’essaie de contribuer à changer les termes d’un droit destructeur, qui range les entités de la nature du côté des objets. Dans cette Histoire du vertige, je m’intéresse au côté obscur du langage : la destruction, le recouvrement de la vie mais dans tous les cas, il faut bien s’engager dans la bataille des habitats narratifs. Je soutiens la personnalité juridique des rivières, des lacs, des forêts, des écosystèmes en général, car c’est une manière puissante de transformer nos modes d’habitation. Le propre de Sapiens narrans est, entre autres, de polliniser la vie par des fictions. Et c’est important, aujourd’hui, d’être conscient des violences du langage, tout en participant à des réécritures pour moins brutaliser la vie.

C’est ce que font beaucoup de chercheurs spécialistes du vivant.

En effet. Mais ce qu’ajoute mon enquête sur le vertige, c’est que nous ne pouvons pas promettre un retour à l’équilibre. Nous, les Sapiens narrans, sommes le nom même du déséquilibre, de la séparation. L’expérience que nous avons à penser est celle d’un plus étroit emmêlement de nos vies avec les arbres, le ciel, la Terre, etc. Cependant, cet emmêlement ne doit pas être rappelé depuis un « état de nature » harmonieux, mais depuis nos destructions, depuis nos ruines. Pensez aux oiseaux, aux poissons qui vivent parmi nos déchets. Pensez à nos propres corps qui sont remplis et liés à des artefacts qui s’insinuent jusque dans nos cellules. Il faut réfléchir à des façons de déséquilibrer autrement notre habitat narratif pour redonner de la puissance de vie, partout, mieux traduire, moins trahir. Et à chaque fois, se dire que l’on est traversé par une blessure, du fait que nos langages séparent et relient, détruisent et sauvent.

Créer des liens avec le reste des êtres, cela inclut aussi nos morts, dites-vous. Un dialogue par-delà les générations et la généalogie sur lequel vous avez écrit dans Thésée, sa vie nouvelle, après le suicide de votre frère et les morts rapprochées de votre mère et votre père.

Ces épreuves m’ont porté à repartir de ce qui est mort. Avec la mort, le « sujet » s’estompe et rejoint le plus vaste cycle de la vie et des générations. Inhumation, c’est l’humus, c’est l’humilité, c’est l’humain, ça dégonfle les « Je », ça aide à mieux partager. Après le suicide de mon frère, et pendant mes phases de vertige, j’ai passé beaucoup de temps dans les limbes à dialoguer avec les morts. Depuis diverses expériences thérapeutiques, j’ai appris à écouter ce que sait le corps, cette matière où sédimentent plein de voix. C’est comme une falaise : il y a dans nos os différentes générations empilées, disparues, et en haut, la part vivante.

Nous sommes cette dernière strate de vie, reliés à tout ce qui précède. Du point de vue de ce qui meurt, nous ne sommes pas une vie de soixante-dix ans ou de soixante-quinze ans, vouée à l’effacement, nous sommes entrelacés aux générations passées, aux minéraux, aux végétaux. Malheureusement, nous n’arrivons pas à faire émerger cette politique du temps long. Nous sommes soumis à des vertiges de plus en plus nombreux. Les diagnostiquer, c’est déjà avoir un peu moins mal, c’est retrouver des appuis pour la vie.