Quinzaines, janvier 2023, par Bernard Traimond

L’aventure de l’érudition

Carlo Ginzburg trouve encore le moyen de nous surprendre. Reprenant des extraits de textes de Nicolas Machiavel et de Blaise Pascal, il nous conduit dans une stupéfiante aventure marquée par un long itinéraire d’érudition. Sur ce chemin, il nous fait participer à son parcours, ses trouvailles, ses limites, ses éblouissements.

Peut-être que dans ce livre, Carlo Ginzburg n’a cherché qu’à démontrer ce qu’il expose dans l’avant-dernière phrase : « En récupérant l’épaisseur de l’histoire, le monde dans lequel nous vivons est plus varié, plus complexe, plus riche. » Pour réaliser ce but, il a mis en œuvre ce qu’il avait appelé [dans Le Fil et les Traces, Verdier, 2010] « l’euphorie de l’ignorance », c’est-à-dire l’enthousiasme né de la découverte d’informations nouvelles et du plaisir d’apprendre.

Il a donc réuni une série d’interventions présentées en des lieux et à des dates différentes, centrées sur un seul aspect des œuvres de Machiavel, ses relations avec la casuistique, cette partie de la théologie morale qui résout chaque cas par la raison et la religion. Est ainsi reposée la vieille question « de l’exception et de la règle » qui peut parfois recouper aussi celle du singulier et du collectif et quelques autres dualismes diversement formulés. Depuis Le Sabbat des sorcières (1989), cette question hante l’œuvre de Carlo Ginzburg qui y parlait de « conjectures eurasiatiques » pour tenter d’échapper aux « cas » que présentent les dossiers d’archives. Réunissant deux continents, il n’accédait qu’à des « conjectures ».

Équipé de cet axe de réflexion, « l’étourdissante érudition » de Carlo Ginzburg (l’expression est de Roger Chartier) nous conduit dans une multitude de situations textuelles entre le quinzième et le dix-septième siècle. Pour organiser cette foule d’informations, il utilise une démarche définie dès la page 18, qui renforce l’unité du livre : « les instruments dont je me servirai me sont offerts par le contexte et le langage. » Ainsi, le langage ne pose pas un système mais un objet d’étude, même pour tous les documents utilisés, quelle que soit leur forme (imprimée ou manuscrite) ou leur contenu.

Même s’il n’utilise pas le mot, Carlo Ginzburg s’intéresse autant à la genèse des textes qu’au cheminement des idées, à des processus qui l’amènent à parler de racines ou d’atelier. Le parcours commence par l’examen d’une scène de la seule pièce de théâtre de Machiavel, La Mandragore, dans laquelle un frère essaie de convaincre une jeune femme de commettre un adultère au nom de la religion qu’il représente. Le fil du livre est posé, la place de la casuistique qui permet d’autoriser n’importe quelle exception au nom de la règle. Chez Machiavel, cette question se cristallise sur un mot, « néanmoins », qui donne son titre au livre. Carlo Ginzburg montre que Machiavel utilise cette même posture dans ses autres textes puis va la chercher chez des auteurs postérieurs, surtout Pascal. Il accède ainsi non seulement aux sources des livres, mais aussi à un parcours qui rompt avec tout système afférent à une époque qui mute à la suivante comme l’ont présenté dans des domaines très différents Thomas S. Kuhn avec sa « science normale » ou Michel Foucault avec son « épistémè ». Au contraire, Carlo Ginzburg ne s’intéresse pas aux étapes mais aux changements. Au lieu de chercher des ensembles figés qui muteraient brusquement, il s’attache aux continuités diachroniques.

Comme il se réclame d’Erich Auerbach (1892-1957), Carlo Ginzburg n’examine pas l’œuvre entière – Le Prince, Les Provinciales ou d’autres – mais analyse avec une extrême précision quelques lignes de chacune, un bref passage. Il reprend la procédure conçue par Erich Auerbach, ce qui l’amène parfois à reprendre le même extrait plusieurs fois : il rappelle la façon dont Machiavel traite « de l’exception et la règle » afin de la comparer avec une nouvelle mouture de la question. Il peut alors la chercher dans Les Provinciales, texte anonyme avant d’être inclus après sa mort dans les œuvres de Pascal – bien que ce dernier ne fut pas le seul concepteur. En revanche, l’ordre des jésuites, nouvellement créé, fut dénoncé pour son utilisation de la casuistique, en particulier par les jansénistes, même si ni Pascal ni Ginzburg ne le formulaient ainsi.

Mais comme historien, à la différence d’Erich Auerbach, il peut quitter sa source principale, le texte, pour compléter le dossier par des informations périphériques recueillies ailleurs, qu’il ne peut pas toujours mettre sous les yeux du lecteur, sinon sous forme de références. Ce dernier n’a pas les moyens ni l’envie de vérifier une telle montagne de connaissances, une telle diversité de sujets. Il peut décider comme certainement quelques collègues de s’attacher à un point sur lequel il a peut-être quelque lueur mais personne ne reprendra la totalité de la besogne de Carlo Ginzburg, résultat de plus de soixante ans de travail acharné. Il s’inscrit ainsi dans la tradition des historiens qui complètent leurs « sources de première main » par d’autres moins assurées, dites de « seconde main ». Cela leur permet d’accroître leur documentation, de conforter leurs affirmations, d’élargir le cadre de l’enquête en évitant toute conjecture puisqu’ils installent ces informations en périphérie. Il ne met pas « en perspective » mais conforte ses constatations. La prise en compte du contexte permet aussi d’orienter les premières lectures puis de confirmer les interprétations initiales. Elle permet d’établir des dialogues entre les personnes – Machiavel et Michel-Ange –, de sortir des textes – l’intrusion de la sculpture dans le débat –, d’évoquer d’innombrables autres questions, telle l’affaire Galilée invoquée « rapidement et de biais » selon les mots de l’auteur.

En insistant sur la démarche plutôt que sur la matière, foisonnante il est vrai, j ‘ai voulu montrer non seulement l’extrême originalité du livre, mais surtout ce que les autres disciplines des sciences sociales pourraient en tirer. En particulier, je voudrais souligner que jamais la montagne de matériaux réunis ne s’écarte des fragments de textes initiaux ; ils restent liés par les mêmes personnes, les mêmes objets ou les mêmes postures. Par un moyen ou un autre, le contexte qui n’est jamais un décor extérieur, est toujours issu du texte, malgré la multiplicité des objets et des informations. Dans les innombrables références, textes, objets, le livre arrive à s’organiser autour d’un mot qui lui a donné son titre, le « néanmoins » de Machiavel.