Lire – le Magazine littéraire, mars 2023, par Alexis Brocas
Le Japon renversé
Depuis que nous savons notre espèce mortelle, nombre d’écrivains se sont plu à mettre en scène sa disparition. En variant les causes – virus, atomes, séismes, famines… – mais en se fondant sur la même esthétique, où des scènes grand spectacle ouvrent sur des récits individuels de survivants. C’est pourquoi En éclaireur n’usurpe pas son titre en forme de manifeste pionnier : son auteur, la Japonaise Yoko Tawada, nous raconte une apocalypse au ralenti, dans un Japon de l’an 2050 aux terres irradiées et aux valeurs renversées. Les vieillards ne meurent plus, mais les enfants vieillissent précocement, les animaux ont disparu, mais on peut louer des chiens, l’industrie n’exporte plus, et les mots d’origine étrangère sont interdits… Ailleurs, ce n’est pas mieux : « il ne sait plus quand, des pingouins morts sont venus s’échouer en masse sur une plage d’Afrique du Sud. Une entreprise dirigée par un gang international de pirates a séché leurs cadavres et les a réduits en poudre pour fabriquer des biscuits à la viande destinés aux enfants. » Et c’est dans ce monde que Yoshirô, écrivain centenaire à la tête farcie de vocabulaire périmé, élève Mumei, son arrière-petit-fils mutant, qui parle un japonais muté (il crie « Reconnaissance ! » pour dire merci). Leur trajectoire dit, entre autres, l’absurdité des lois quand elles prétendent nous garder de périls qui nous dépassent, et aussi la permanence de l’amour qui n’est pas montré comme une consolation. Mais, plus justement, comme le propre de l’homme.