Tageblatt, 21 février 2023, par Laurent Bonzon
La confusion des vivants
Un voyage (désorganisé) au pays des morts
Après Extrêmes et lumineux (Verdier, 2015) et Pâture de vent (Verdier, 2019), qui frappaient déjà aux portes de l’histoire intime et familiale de l’auteur, Porte du Soleil, à la manière revisitée d’un « Voyage en Italie » contemporain, poursuit la vaine quête des origines. Ce faisant, elle exhume nombre de fantômes du passé artistique et littéraire de ce pays, où l’on puise sans peine à la source les histoires. Un magnifique récit en vers libres, où Christophe Manon fait cohabiter confusion des vivants et certitudes des morts, avec une bonne dose d’humour et une heureuse liberté.
Quoi de plus attendu qu’un voyage littéraire aux sources familiales, ou que le récit qu’un auteur se promet d’en faire à la suite d’un périple qui l’aura conduit sur les traces plus ou moins obscures d’une aïeule ayant quitté l’Italie au début du vingtième siècle, pour atterrir en France, « à Micheville, précisément, dans la banlieue de Villerupt, / au sud-est de Longwy, Meurthe-et-Moselle » ? Christophe Manon n’a donc pas choisi le plus original pour clore un cycle des origines entrepris en 2015, avec le recueil intitulé Extrêmes et lumineux. Mais conscient des risques encourus et du péril de ce genre le plus souvent laborieux, il a pris toutes ses précautions – existentielles et littéraires – avant de prendre le train pour Perugia, Ombrie, « en juillet de l’an du Christ 2019 », sur les traces de ses arrière-grands-parents maternels.
On lui sait gré donc de ne rien cacher du financement de l’Institut français comme de la vanité prévisionnelle de l’exercice. « En vérité, je vous le dis, pendant mon séjour, / j’ai surtout été confronté de façon désastreuse / à la solitude et à l’angoisse face à mes propres turpitudes. » Car c’est cela qui fait forte impression dans cette Porte du Soleil, que le poète cherche tant bien que mal à pousser, de la capitale de l’Ombrie (dans le quartier de Porta Sole qu’il habite), où il sombre sinon dans les profondeurs du Tibre du moins dans celles de la dépression, à la ville d’Arezzo, en passant par Gubbio (ville natale d’Elisa, son arrière-grand-mère) et Assise : cette façon bien à lui qu’il a, avant de pénétrer au royaume des fantômes, dont il aurait sans doute tant aimé être fait citoyen d’honneur, de laisser là tout espoir, d’accepter le dépouillement ainsi que la promesse de l’échec.
« Je voulais prendre soin d’eux / puisque personne ne s’intéressait plus à leur sort, / pas même dans ma famille. / Je voulais rendre visite à mes morts, / tenter de les réconforter un peu, / car les morts, pensais-je alors, / réclament notre plus affectueuse attention. »
Or, au bout de son récit itinérant où il enchaîne les visites, auréolé aussi, ici et là, des leçons tirées des grandes œuvres dont la puissance affleure un peu partout (Giotto, Raphaël, aussi bien que Dante et Saint-Augustin…), le candidat à la réhabilitation des disparus n’aura, pour le plus grand bonheur de son lecteur, rien occulté de la difficulté de faire revivre ce qui est à jamais enfoui de ces vies minuscules qui nous ont précédés : « Car les distances créées / par les temps sont infranchissables. / À courir après des fantômes, / aussi familiers soient-ils, / on n’attrape au mieux que du vent. / […] Les morts sont insensibles aux récits, / ils n’ont pas besoin d’être apaisés, / où ils sont plus rien ne les concerne. / Ce que nous remuons,! ce que nous cherchons obstinément, / ce sur quoi nous enquêtons sans relâche, / ce ne sont que des songes, de frêles apparences / dépourvues de corps et de réalité / qui n’intéressent que les vivants. / Les morts, eux, sont sans histoires, / du moins, je crois, / ne cherchent-ils plus à en avoir. »
Paix aux âmes mortes, prétend donc Christophe Manon. Porte du Soleil se referme ainsi sur la certitude que « seuls les vivants réclament des récits », cherchant à travers eux à ordonner les choses, leur donner du sens, et contribuant par leur activité de ressassement – littéraire, artistique – à lutter contre l’emprise du chaos ordinaire des existences. Pour ne pas céder à la noirceur, qui semble constamment jaillir du passé (familial ou historique), si tumultueux et tellement inaccessible, et nous laisser croire à la vanité de la vie humaine en général et de la création artistique en particulier.
Regarder en arrière donc, pour conforter sa place dans la pyramide du temps et au sein de la généalogie familiale, surtout ne pas imaginer réparer les vivants en recourant à la médecine des morts, faire poétiquement face aux revers du temps et du style qui paraissent figer les histoires et les destins. Dans sa Chronique d’un genre nouveau, Christophe Manon sait raconter la ferveur de la quête à travers les âges, tout en mêlant à la sienne la vie aventureuse des fantômes. Gare à la confusion qui guette les vivants souvent dépassés par la présence mutique de celles et ceux qui ne sont plus. Le malaise est souterrain. Comme une ombre portée sur le regard obscurci de l’écrivain qui cherche la lumière. Attention, la légende telle que l’auteur l’imagine a toujours déjà du plomb dans l’aile, mais il est vrai aussi que Christophe Manon ne cache rien non plus des grandeurs de l’époque qu’il traverse. « Cela se passait, écrit-il, au siècle XXI suivant la crucifixion de Jésus / durant la troisième année de la présidence Macron, / dans la splendeur de la gloire / de son pouvoir tout-puissant. » Chaque chose à sa place.