L’Humanité, 2 mars 2023, par Sophie Joubert

Voyage dans la « condition vertigineuse »

Camille de Toledo traverse l’histoire de la littérature à partir du vertige. Un texte brillant, à la croisée des arts et de l’écologie, sur une modernité qui tremble.

En 2017, Camille de Toledo donnait à la Maison de la poésie un cycle de conférences intitulé « Une histoire du vertige ». Un matériau à partir duquel il a rédigé une thèse de doctorat sur le « tournant écopoétique des études littéraires, en réponse à la crise terrestre ». Architecte des auditions du Parlement de Loire, initiative de grande ampleur visant à donner au fleuve une personnalité juridique, il est l’un des auteurs français qui, à l’instar de Marielle Macé, appréhendent la littérature avec un souci écologique. À partir du sentiment de vertige qui, selon lui, définit notre façon d’habiter un monde tremblant sur ses fondations, il relit huit chefs-d’œuvre de la littérature, de Cervantes à Sebald (Vertiges) en passant par Magris et Melville.

L’histoire commence en 1605, quand le chevalier à la triste figure, lecteur de romans, entreprend d’attaquer les moulins à vent. Annonciateur de ce que Camille de Toledo nomme notre « condition vertigineuse », Quichotte est enfermé dans une « forteresse de signes » dont nous, « enfants de la modernité », ne sommes toujours pas sortis. S’adressant au lecteur (« tu t’en souviens ») et partant d’un tableau du Greco, Camille de Toledo montre comment, à force d’histoires, de fictions et d’encodages, nous avons décollé de la Terre et oublié le paysage, entamant un processus de destruction.

Dialoguant avec des images, tableaux, cartes, schémas ou photographies, le livre chemine à travers les siècles jusqu’à notre présent en ruines. Avec Jorge Luis Borges et Lewis Carroll, Camille de Toledo interroge notre obsession des cartes, notre volonté de quadrillage du monde, des empires à l’avènement des idéologies du vingtième siècle. Avec Claudio Magris, auteur du merveilleux Danube, errance philosophique, géographique et littéraire le long du fleuve, il explore l’effondrement des grands récits à la fin des années 1980 et le fantasme de la fin de l’histoire. Il faudrait tous les citer, Faulkner et la « recherche du monde commun » dans Tandis que j’agonise ; Pessoa et ses hétéronymes en quête d’une « vie plus entrelacée » ; Melville et son narrateur aux prises avec le dépeçage de l’océan dans Moby Dick, métaphore du capitalisme dévorant ; Sebald, écrivain des ruines, qui trouve refuge parmi les arbres. S’il fallait retenir une seule image pour condenser toutes les formes du vertige contemporain, ce serait peut-être la longue silhouette de James Stewart, happé par le vide dans Vertigo, d’Alfred Hitchcock.