Libération, 4 mars 2023, par Frédérique Fanchette

De la suite dans les idéogrammes. Yoko Tawada, doublé

En 2012, Yoko Tawada publiait Journal des jours tremblants. Après Fukushima. Onze ans plus tard, sans que cette catastrophe soit nommée, la romancière de langue japonaise et allemande fait paraître une dystopie : dans un Japon liberticide et volontairement isolé, une nouvelle société tente de trouver ses marques. La pollution qu’on devine nucléaire a laissé des traces partout – les pissenlits sont devenus géants et concurrencent les chrysanthèmes –, en particulier chez les humains. Les enfants dépérissent, accumulent les maladies, meurent vers quinze ans. Les vieux, eux, sont en pleine forme et ne parviennent pas à mourir. Le personnage principal, Yoshirô, a plus de cent ans, il est écrivain et s’occupe seul de son arrièrepetit-fils, l’écolier Mumei. Le roman se situe vers 2050, mais il a beau se situer dans le futur, Yoshirô, du fait de son grand âge, semble proche – il était septuagénaire dans les années 2020, raisonne comme un homme d’aujourd’hui. Nous voilà alors dans ce qui est propre à Yoko Tawada : instiller à flux continu de l’étrangeté dans le familier.

« Autocensure »

Parmi les choses interdites dans ce nouveau Japon, où le contraste entre la lumière et l’obscurité est de moins en moins franc, il y a l’interdiction d’utiliser des mots venus d’ailleurs. Tout est assez flou. « La Loi, en tant que telle, étant invisible, pour ne pas s’y brûler la peau, il fallait se fier à sa seule intuition, l’affûter comme une lame, et pratiquer au quotidien l’autocensure la plus stricte. » Les mots, les écarts entre les langues, les emprunts, les détournements la romancière est là dans son biotope naturel. Née au Japon en 1960 et établie en Allemagne depuis des décennies, elle écrit dans les deux langues. Cette rentrée d’hiver, les éditions Verdier font coup double, avec En éclaireur, l’histoire de Yoshirô et Mumei, traduite du japonais, et L’Ange transtibétain, traduit de l’allemand, une plongée dans les obsessions d’un narrateur spécialiste du poète Paul Celan. Quelques passerelles à peine visibles vont d’un livre à l’autre.

Dans le premier, la romancière berlinoise, à son habitude, balance dans son texte quelques poignées d’idéogrammes, puis les « désentortille » à la manière d’un personnage du Voyage à Bordeaux (2009). Sauf qu’ici, dans ce Japon du futur, la coercition règne : « La vie des mots raccour[cit] de jour en jour. » Démonstration : Le centenaire Yoshirô fait son jogging avec un chien de race loué – on ne trouve plus que cette option, la location, quand on est caniphile. Le mot « jogging » ayant été banni, il a été remplacé par « kakeochi ». « Ce terme, d’abord utilisé en guise de plaisanterie sous prétexte que “la pratique de la course” (“kake”) faisait baisser la tension (“ochi”) est désormais entré dans le langage courant. » Plus loin « la fibre linguistique » de Yoshirô réconcilie maniaquerie et poésie. Le dehors étant prohibé, la nourriture demeure un ersatz de voyage. Chez le boulanger, des pains d’inspiration allemande ont reçu de drôles d’appellations, comme « Hanover » qui donne « ha no oba : “la tante de la lame” ». Tandis que la miche « Aachen », nom allemand d’Aix-la-Chapelle, devient « a-ahen », c’est-à-dire « pseudoopium ». Les divagations des idéogrammes gagnent aussi la rue. Une affiche pour des cours d’assouplissement conseille : « Apprenons du poulpe à vivre en invertébrés. » Chez Yoko Tawada, on retrouve aussi un effet de bougé, qui rend le monde à la fois neuf et désarmant. Et vouloir comprendre à tout prix les métaphores relèverait d’un conservatisme certain. Mieux vaut se laisser porter par le regard enfantin de Mumei, proche de celui de son « bon-grand-papy », leur amour réciproque structure le livre. Le petit-fils est aussi avide d’apprendre en dehors de la cellule familiale, avec son instituteur, Yonatani, un idéaliste : « Il souhaite que les enfants prennent l’initiative de faire pousser les mots, qu’ils les moissonnent, les engrangent, et s’en nourrissent pour engraisser. » Peut-on encore croire que la Terre est ronde quand on est confiné volontairement dans un archipel, rejeté du continent ? À l’école, Mumei, assailli de malaises, « serre les poings et tient bon ». Le cours de géographie de Yonatani le passionne. « Pour l’enfant, la carte du monde commence à prendre l’aspect d’une radio de ses organes internes. Le continent américain, c’est la moitié droite de son corps, l’Eurasie la moitié gauche. Dans son ventre, il peut sentir l’Australie. » Et voilà une passerelle, qu’on dirait faite de lianes, légère et instable, vers le deuxième roman de Yoko Tawada : on y retrouve une autre langue, une autre décennie, le poids de la pandémie de Covid. Le personnage principal est un jeune chercheur travaillant sur l’œuvre du poète Paul Celan. Il dit lui-même être « un cinglé hypersensible ». Ce narrateur apparaît sous son prénom, Patrick, et sous l’appellation « le patient » car il est en thérapie. Quand il ne pense pas à Paul Celan, il rêve à une célèbre cantatrice américaine résidant à Berlin.

Organes

C’est un homme solitaire, et sa rencontre imaginaire ou réelle avec Léo-Éric, personnage venu d’Extrême-Orient, est l’occasion d’échanges pointus sur le poète objet de ses recherches. Savoirs liés à l’acupuncture, à la Cabale nourrissent leurs rencontres. Quand il reçut le prix Georg Büchner, Paul Celan, dont le nom est indissociablement lié à la Shoah, prononça un discours titré Le Méridien. Extrait de dialogue dans L’Ange transtibétain : « Allons, quelle différence y a-t-il entre le globe terrestre et le corps ? Pour le poète, les noms de lieux et les noms des organes étaient des repères importants, les uns autant que les autres. À nous de chercher les lignes qui les relient. »