Le Matricule des anges, mars 2023, par Feya Dervitsiotis

Écrire depuis aucun pays

Yoko Tawada signe deux textes de l’étrangeté (l’un en allemand, l’autre en japonais) dont l’opacité et l’exigence ne masquent pas leur éthique de l’altérité.

En éclaireur est une dystopie. Dans un Japon aux frontières fermées et aux langues étrangères bannies, le centenaire Yoshiro rêve aux mots et aux tournures disparues, tandis que mination de la terre tue son arrière-petit-fils. L’Ange transtibétain s’apparente à une variation moderniste autour de la fascination d’un jeune homme troublé (il se nomme lui-même « le patient », est parfois « Patrick », d’autres « je ») pour l’œuvre du poète et traducteur Paul Celan. Nous sommes en plein confinement, à Berlin.

Lus ensemble, ces deux textes font penser aux deux faces d’un même art de l’étrangeté, celle du monde et de soi. Bien que très différents, ils se placent également sous le signe d’une hybridité et d’une interculturalité systématiques, commentées comme le propre de l’humanité : « Tout humain a le droit de garder sa couleur de peau, mâtinée, polysémique et aussi changeante que la fortune. » Pour figurer la menace qui guette cet état de fait, Yoko Tawada crée une sensation constante de dédoublement, comme un face-à-face entre l’ouverture et le renfermement qui gronde. Si les mots étrangers sont interdits dans le Japon d’En éclaireur, le texte japonais en soi en contient de nombreux, qui détonnent aussi pour la lectrice française grâce à une police d’écriture différente. Dans L’Ange transtibétain, le protagoniste oscille entre la première et la troisième personne, tandis qu’il compare l’expérience physique des salles de concert (fermées par la pandémie) à la virtualité des DVD dont il doit désormais se contenter. La forme des textes elle-même n’est jamais fixe, d’un seul tenant. Aucun des deux ne se soucie de se mouler avec cohérence dans un genre, ils avancent par accumulation débridée, échappant à toutes lois, absorbant toutes les influences.

Sur fond d’inquiétudes immenses, de conflits, de pandémies, les personnages – toujours un brin méta-littéraires – de Yoko Tawada se réfugient dans la langue. Leur manière obsessionnelle de la scruter produit un éloignement entre le mot et ce qu’il désigne, propice à l’apparition d’une étrange poésie. Ils méditent à l’apparition arbitraire des mots (« il sait bien qu’ils n’ont pas germé dans la terre », L’Ange transtibétain), à leurs sons, aux images qu’ils contiennent. Ils sont nostalgiques de ceux qui ont disparu, en dissèquent certains, collectionnent ceux qui se ressemblent, les chargent souvent d’une intensité qui déborde le réel : « On aurait dit que pour lui, le mot lui-même était un éléphant, et qu’à force de le regarder, il allait bien se mettre à marcher » (En éclaireur). Au moment où l’on pourrait se méfier d’une littérature du solipsisme, du repli tautologique dans les mots, cette littérature se commente elle-même, lucide sur ses propres impasses : « Jouer avec (les mots) prenait l’allure d’une mystique personnelle. »

Cet espace qui se creuse entre les mots et leur sens, entre le monde et soi, évoque une tendance perpétuelle au décalage par rapport aux normes. À la façon de Clarice Lispector ou d’Ingeborg Bachmann – et surtout lorsque Tawada écrit dans sa langue étrangère –, chacune de ses phrases jaillit depuis la douleur et l’étonnement, pareil à un poème en prose : « Patrick sourit et songe qu’il touchera l’étrangeté à mains nues, et que c’est bien là la voie royale de la poésie » (L’Ange transtibétain). La particularité de cette écriture s’intensifie alors, se faisant aussi langue étrangère pour la lectrice, qui continue néanmoins de lire, comme entre les langues. Pour Tawada, il en va de sa responsabilité d’écrivaine de s’éloigner de la société « bidimensionnelle » pour rendre hommage à l’entre-deux, aux « herbes folles », aux ombres et aux formes incongrues. De créer cette perte de repères où, finalement, « La troisième personne est une issue de secours » (L’Ange transtibétain). Comme si elle nous écrivait d’aucun autre pays que celui de la littérature.

L’écriture en langue étrangère devient choix de se créer une identité tierce et affranchie. Ces deux textes commencent ou finissent sur l’image fugace d’un humain devenu ou s’apparentant à un oiseau. L’énigme qui les anime se résout dans cet envol, ce battement d’ailes qui fait la liaison entre soi et l’autre, tel un manifeste littéraire et altruiste. « Et c’est plutôt sa propre voix qui lui devint étrangère, il avait peut-être renversé le souffle, la laissant derrière lui afin de pouvoir, sans bagage, toujours plus profondément, pénétrer dans un espace artistique exigu et sans Je. »