Le Monde des livres, 17 mars 2023, par Tiphaine Samoyault
La grande attente
Un homme est là, malade. Il sait qu’il va mourir. Il écrit encore un peu. Il occupe le sursis. Il ne cherche pas à récapituler son existence ni à fixer ses Mémoires, comme d’autres le font au soir de leur vie. Il est requis par le présent – celui, fracassant, de la guerre en Ukraine qui vient de commencer et celui, plus sourd, de la douleur calmée par la morphine et par tout l’appareillage qui l’aide à se mouvoir et à respirer. Il est tourné vers l’avenir, dans l’attente de la fin inconnue de l’attente, confiant aux mots l’oubli et le suspens, confiant dans la capacité des mots à relier la vie et la mort. Le terme du livre est celui de la vie. Jean-Louis Comolli s’est éteint le 19 mai 2022. « À suivre » est sa dernière inscription.
En attendant les beaux jours relève de la notation, de cet art de rafler des copeaux de présent et d’en saisir toutes les nuances. Cette pratique quotidienne occupe la fin de l’hiver et presque tout un printemps. Celui qui note a obtenu, après plusieurs séjours à l’hôpital racontés dans Jouer le jeu ? (Verdier, 2022), de pouvoir terminer sa vie chez lui, avec sa sœur à ses côtés et l’aide de l’hospitalisation à domicile. Il ne produit pas un journal daté, mais une composition douce qui fait tomber, comme des feuilles ou des pétales, tout ce qui passe, le chant d’un oiseau, un souvenir d’Oran, une visite chez l’oncologue, les mots de la maladie et de ses traitements, un film de John Ford, Marioupol, des réflexions sur le cinéma.
Il arrive que la peur s’immisce, mais elle est contenue dans cette chambre d’attente, et la douceur de l’ensemble est poignante. On imagine l’effort que représente le fait de continuer à penser et à écrire alors que tout en empêche : les mouvements sont entravés par les tubes qui vous relient aux machines, la conscience est parfois altérée par les médicaments. On pourrait croire, en vertu d’une mythologie tenace, qu’être malade laisse du loisir pour écrire. Mais le réel de la souffrance et des traitements est bien loin de ce mythe. Il faut de l’obstination et de la vaillance pour continuer à témoigner tout en se préparant à mourir.
Lorsque le narrateur proustien découvre en même temps qu’il lui reste peu de temps à vivre et qu’il a son œuvre à écrire, il éprouve un sentiment d’urgence, et la conviction que rien désormais ne doit l’en détourner : « Or, c’était maintenant qu’elle[la mort] m’était depuis peu devenue indifférente que je commençais de nouveau à la craindre, sous une autre forme il est vrai, non pas pour moi, mais pour mon livre. »C’est ici tout l’inverse. L’approche de la fin n’est pas une accélération, mais un ralentissement, et les derniers détours font une secousse légère, une petite surprise, qui valent d’être rapportées, sans que le livre soit projeté comme une œuvre. L’ouïe et le regard, si souvent sollicités dans une vie où l’activité de spectateur a lié tous les métiers et toutes les pratiques, restent aux aguets dans ce temps rétréci, mais ils se révèlent des sens fragiles. Ils font éprouver ce que Jean-Louis Comolli a superbement théorisé autrefois : les images se définissent par ce qu’elles ne montrent pas, et l’invisible est aussi important que le visible (c’est ce qu’il appelle l’« éthique du cinéma »). En se tenant littéralement au bord du hors-champ de l’existence, au bord du cadre qui produit de l’imaginaire, il n’a jamais été aussi près de l’invisible.
Il comprend également, et ce n’est pas le moins bouleversant du livre, que cette pensée de l’image qu’il a défendue partout, aux Cahiers du cinéma, dont il a été rédacteur en chef de 1966 à 1971, dans ses livres et dans ses films, a aussi fait son temps. Le cinéma s’est exténué dans le visible, dans le flux des images qui invitent à voir pour ne pas voir, ou bien à voir pour se protéger de voir. On ne regarde plus deux fois. « Car ce ne sont pas “les images” qui ont disparu, ce sont les regards. Voir sans voir est devenu une sorte de manière paresseuse et “normale”. Voir vraiment est une fatigue. »
Le constat est mélancolique, mais il n’est en aucun cas en haine du présent. Il accompagne la conscience d’appartenir à un autre temps, celui où les paysages étaient trop grands pour les yeux et où le cinéma politisait l’histoire. Il donnait une résonance à nos émotions et à nos peurs, il les démultipliait parfois. Il l’a écrit dans Cinéma contre spectacle (Verdier, 2009) et dans Voir et pouvoir (Verdier, 2004). Mais ici le propos est incorporé : tout ce que Jean-Louis Comolli a défendu, le cinéma au singulier, le cinéma comme art rendant le réel sensible, la possibilité de la critique avec lui et par lui, aura été aussi temporaire et vulnérable que sa propre existence. Ce constat peut sembler amer, mais il n’empêche pas d’en formuler un autre : l’amour du cinéma est peut-être ce qui éloigne en partie la peur de disparaître. L’effet de présence à l’écran conjure la toute-puissance de la mort. Il est toujours possible de regarder deux fois, de revenir en arrière, et ce qui a été fixé comme présent sautera aux visages. Avec le cinéma, le temps n’est pas irréversible. « Il arrive que, si puissamment disjoints qu’ils soient, les temps coïncident. » Avec le cinéma, l’avenir est aux spectres.