Le Figaro, 23 mars 2023, par Thierry Clermont
Le retour du narrateur de l’ombre
L’écrivain creusois livre, vingt-sept ans après La Grande Beune, une extension magique.
Il y aurait comme une « gêne technique » à évoquer l’œuvre de Pierre Michon. Entendons par là, en parler intelligemment. L’université est passée par là, qui, depuis ces dernières années, dissèque à l’envi son corpus, de colloques en thèses verbeuses et en exégèses abstruses. C’est que cette œuvre, aussi peu copieuse soit-elle, résiste à l’analyse et au commentaire, comme l’anguille aux mains du pêcheur. C’est un de ses nombreux admirateurs qui finalement aura trouvé la formule adéquate, en la personne de Claudio Magris, qui parlait du « narrateur de l’ombre ». C’est-à-dire, le prosateur tapi et fuyant la lumière, et le chantre de l’obscurité, celle de l’âme et de l’affrontement des corps, un œil sur les ombres « parfois brisées » et où « rien ne veille », chantées par Victor Hugo, une des références cardinales de Michon, aux côtés de Flaubert et de Faulkner.
Douze ans après ses retentissantes Vies minuscules, Michon publiait en 1996 La Grande Beune, son unique récit purement fictif, extrait de centaines de pages d’un projet baptisé L’Origine du monde. Un conte cruel et poétique saisi au début des années 1960 dans une petite localité reculée de la Dordogne, baignée par un affluent de la Vézère. Avec, pour protagoniste, et s’exprimant à la première personne, un jeune instituteur, fasciné sexuellement par Yvonne, la buraliste à la beauté laiteuse, à la fois « bête » et « reine ». Le tout sur fond d’atmosphère rupestre (les grottes préhistoriques), tellurique, onirique et fauve (la présence du renard).
Ce récit fabuleux, dans tous les sens du terme, il en livre aujourd’hui, non pas la suite, mais le miroir grossissant, à la manière d’un diptyque. Le nom de ce deuxième volet : La Petite Beune, qui succède chronologiquement aux Onze, son précédent livre, de 2009. Outre Yvonne, on retrouve Hélène l’aubergiste et son fils Jean le Pêcheur, « un peu flibustier » et « inapte à gagner sa vie », Jeanjean, amant d’Yvonne et géologue amateur, Mado, la jeune amante du narrateur, étudiante en littérature, et quelques personnages secondaires. Le premier volet s’ouvrait sur septembre : nous voilà au début de l’année suivante. « Février et mars sont de tristes compères, note-t-il au début. La semaine grasse comme d’habitude tombait à leur jonction, quand ils tiennent le monde entre leurs mains chenues et si tremblantes qu’on craint toujours qu’ils ne lâchent tout. Mais non, ils ne lâchent rien : ce monde ils l’aiment, ils le triturent et le broient comme le vieillard et le mort empoignent la jeune fille nue, dans les vieilles peintures allemandes. Février et mars ont les mains tremblantes, mais c’est du fer. »
Tout le reste du récit se déroule ainsi dans cet étrange et séduisant univers, entre pénombres, pluie et brouillard, désirs et fantasmes, l’attente, cette « imminence éternelle » et espoirs. Plus qu’à Flaubert ou Faulkner, on pense aux atmosphères de Charles-Albert Cingria (un des maîtres avoués de Michon) ou aux portraits du quotidien d’un Jouhandeau, un autre Creusois, comme Michon. On pourrait même voir cette nouvelle Beune comme un Chaminadour inversé, délirant. Un livre à la beauté trouble, dérangeante, porté par un désir sans issue. Désir qui lui fait écrire : « Elle était terrifiée et exultait : elle était la bête au gîte qui sent le furet, mais elle était aussi le furet. Privilège inouï de la femme ! Elle a les deux rôles, quand l’homme n’est que furet. » Un livre en proie à l’ombre. Ombre portée, ombre bandée. Et Michon au meilleur de lui-même.