Le Monde des livres, 23 mars 2023, par Raphaëlle Leyris
Les Deux Beune : Pierre Michon, à nouveau sidéré par le désir
Avec ce nouveau roman, l’écrivain donne une suite à La Grande Beune, paru en 1996. Entre « monsieur Pierre » et Yvonne, la tension érotique est à son comble.
Les lecteurs de Pierre Michon le savent : « Le roi vient quand il veut ». Ainsi s’intitule un recueil d’entretiens donnés par l’écrivain (Albin Michel, 2007). Il signifie, pour le dire vite, que la littérature – l’inspiration, la grâce, appelez-la comme vous le voulez – advient à sa guise. Elle surgit quand elle le juge bon, peu importent les attentes et les efforts de ceux qui consacrent leur vie à la guetter. C’est notamment à cette loi quasi divine qu’il attribue la minceur de sa bibliographie (autrement dit : des textes qu’il a jugés dignes d’être publiés), inversement proportionnelle à sa renommée de classique contemporain.
Au fil des décennies, Pierre Michon avait dit son espoir de donner une suite à La Grande Beune (Verdier, 1996), cet ahurissant roman du désir qui est sans doute celui de ses livres qu’il préfère. Le roi se manifestant décidément quand il le souhaite, « La Petite Beune » est arrivée quelque trois décennies après « La Grande », avec laquelle il est aujourd’hui publié sous le titre Les Deux Beune. Et ce qui frappe d’emblée est un miracle : alors que tant d’années se sont écoulées, il parvient immédiatement à relancer la tension érotique presque hallucinée qui porte le premier texte. « La Grande Beune », pourtant, s’achève dans une forme d’apaisement : « Et enfin nous dormions tous, la Beune continuait. »
Sur cette phrase se referme ce texte de quatre-vingts pages dont le narrateur est un instituteur envoyé à vingt ans enseigner dans une école de Dordogne, toute proche de la grotte de Lascaux – encore ouverte au public en cette année 1961. Le plonge dans une forme de fiévreuse sidération la buraliste du village, Yvonne, qu’il introduit en des phrases devenues fameuses : « Je ne crois guère aux beautés qui peu à peu se révèlent […] ; seules m’emportent les apparitions. Celle-ci me mit à l’instant d’abominables pensées dans le sang. »
Et c’est à peu près tout. Sur les bords de la Beune, ce modeste cours d’eau auquel l’auteur donne les dimensions d’un fleuve mythologique, le récit s’enroule autour d’échanges de regards, de scènes de vie rurale teintées d’une sauvage menace, de découvertes du patrimoine paléontologique de la région. Longtemps, Pierre Michon a pensé intituler son livre L’Origine du monde, référence tout autant au tableau de Courbet représentant un sexe féminin (1866) qu’à la préhistoire et à la naissance de l’art.
Phrases à la densité extraordinaire
Paraissant à une époque où les rapports entre hommes et femmes ne s’envisagent plus tout à fait comme il y a trente ans, et s’en moquant, « La Petite Beune » noue les mêmes symboles au cœur de phrases à la densité extraordinaire, amatrices de points-virgules, tentées par l’alexandrin qui leur donne parfois une scansion hugolienne. De « La Grande » à « La Petite Beune », tandis que le dénouement est toujours repoussé, des symboles sexuels sont brandis, des totems animaliers se relaient, des scènes se rejouent – une procession d’enfants portant la dépouille d’un renard dans le premier trouve un écho dans un rituel de mardi gras du second. Les regards ne cessent de s’échanger, de circuler et de faire monter la pression.
Dans le premier volet, on s’étonnait des grottes aux parois intactes, dépourvues de dessins, des environs de la Beune. La nouvelle partie donne à leur blancheur une explication où la modernité vient prêter main-forte aux desseins de « petits paysans bravaches » – des hommes dont Pierre Michon livre des portraits qui ne sont pas sans rappeler ceux de ses Vies minuscules (Gallimard, 1984). L’une de leurs activités principales est la pêche, qui vient nourrir nombre d’images, quand la chasse était omniprésente dans le texte de 1996. Voyez Jean, présenté comme « un rigolo qui dormait peu et à la place de dormir regardait l’eau couler, suivait l’eau qui coulait, et dans tout cela qui coulait jetait le petit morceau de civilisation, le bouchon qu’un rien emporte, l’hameçon informe qui déchire, et qui pour cette raison-là est de la civilisation toute pure que la truite vérifie, à pleine mâchoire ».
Cet affrontement entre « civilisation » et animalité est au cœur du livre, comme il est au cœur du désir de « monsieur Pierre » (on finit par connaître le nom du narrateur) pour Yvonne. Les dernières pages apportent une forme de résolution à ce que l’on pourrait appeler l’intrigue. Mais ce second volet se garde bien de dissiper tous les mystères et les brouillards qui planent sur la Beune. Pierre Michon veille sur les secrets du sexe et du texte, et prend au sérieux leur parenté. Le roi a mis le temps, mais, pas de doute, il est venu.