Libération, 25 mars 2023, par Thomas Stélandre

Dans l’œil du plumitif

Les contemplations de Samy Langeraert

On n’écrit certes pas des romans comme on fait des pompes, mais notons – puisque ce n’est peut-être pas un hasard considérant l’économie de l’auteur – que Les Deux Dormeurs s’achève à la page 91, soit une page de plus que Mon temps libre (Verdier, 2019) qui plaçait son point final page 90. Ainsi Samy Langeraert, Parisien de naissance, habitant de Berlin, deux titres derrière lui en comptant celui-ci, avance-t-il comme cela : à petits pas, une page après l’autre, sans bomber le torse ni jouer des coudes mais sur une ligne semble-t-il clairement tracée, en donnant l’impression de très bien savoir où il va, ce qu’il veut, quel est son territoire, son fond, sa forme.

De Langeraert, on peut déjà dire qu’il est un écrivain « de ». Un écrivain de l’observation, de la lenteur, de l’oisiveté ; un écrivain du retrait, du détachement et pourtant aussi un écrivain de l’étonnement, de la fascination – pour les choses et pour les gens. Son premier roman avait un traducteur pour narrateur, lui-même installé à Berlin après une rupture. Il regardait la neige tomber, les façades des immeubles, les passants – dont ces deux amis occupés à « dîner ensemble au Schleusenkrug, boire une pinte de blonde, puis une deuxième, débattre d’un sujet puis d’un autre, gesticuler, mâcher et avaler, éclater de rire, gonfler les joues, secouer la tête, faire de gros yeux » Le narrateur des Deux Dormeurs pourrait presque être le même jeune homme, mais il n’est pas traducteur. Ce narrateur-ci gagne sa vie en rédigeant, les matins et toute la journée du lundi, des publireportages pour une agence de voyages. Le reste du temps, il s’installe à la cafétéria d’un centre d’art anonyme et y passe ses journées. Au début, au centre, il allait voir les expositions, et puis de moins en moins, et puis plus du tout. « À chaque visite au centre, je passais cinq à dix minutes en moins dans les espaces d’exposition et cinq à dix minutes en plus à la cafétéria que la fois précédente. » Dans un coin d’ombre, sur une table carrée « en plastique amélioré », il écrit des poèmes. Il y a pour lui d’un côté le « rédacteur » (celui des publireportages) et de l’autre « le poète ». Ces deux aspects de sa personnalité n’ont rien en commun. Il y a encore un troisième soi, dit « le plumitif », et ce dernier est celui qui raconte, enregistre le quotidien, « [s]e pose des questions», « réfléchi[t] », « analyse ». Parmi les autres personnages, un groupe d’une douzaine de retraités portugais, pareillement coutumiers des lieux, et les employés du centre. Une surtout, avec un tee-shirt à rayures. « Tous mes poèmes lui sont dédiés. » Et un vigile aussi. Un jour, apprend-on, un pigeon est entré dans le centre. Tout le monde était excité, pouffait, sauf le vigile qui observa pour sa part calmement l’oiseau de sorte à l’amadouer, jusqu’à ce qu’il vienne se poser sur la table face à lui et se mette à roucouler. Puis le pigeon suivit le vigile jusqu’à l’extérieur. « Je jure que cette histoire est vraie. » Quand on prend le temps de regarder, et qu’on a le loisir de le faire, on voit rien et tout.