Le Monde des livres, 31 mars 2023, par Christine Lecerf
La douleur de prendre en charge l’héritage du nazisme
Dans Lilas noir, le héros de Reinhard Kaiser-Mühlecker trouve comment vivre en dépit des crimes de son aïeul.
Allongé à plat ventre sur une berge du Vieux Danube, le jeune Ferdinand contemple son reflet dans l’eau. De ce visage d’aigle se dégage quelque chose de sombre : la marque du destin, l’éternel retour d’une malédiction familiale qui remonte à l’époque de son arrière-grand-père, Ferdinand Goldberger l’ancien. Depuis la mort de ce chef de section du parti nazi surgit un dilemme à chaque génération : qui va « reprendre » Rosental, la ferme familiale ? Dernier maillon d’une lignée de paysans de Haute-Autriche en voie de disparition, le jeune employé du ministère de l’agriculture devra à son tour choisir entre la perpétuation d’un héritage ou sa liquidation. Lilas noir est l’étape ultime de cette vertigineuse odyssée des origines, que Reinhard Kaiser-Mühlecker avait amorcée dans Lilas rouge (Verdier, 2021) et dont il compose ici le chant final.
Quittant Rosental pour aller étudier à Vienne, Ferdinand voulait entreprendre « quelque chose de neuf ». C’était, pensait-il, le seul moyen de briser les chaînes. Vienne était cette ville où l’on pouvait n’être personne, marcher des nuits entières le long du canal et voir monter le « feu blanc » de l’aurore comme si l’on « se dépouillait de tout le poids du passé ». Comme dans Lilas rouge, Kaiser-Mühlecker excelle dans l’art de dilater l’espace, d’abolir le temps pour transmuer l’expérience de son personnage en paysage. Au bureau du ministère, Ferdinand est chargé de la rédaction d’un « rapport vert » sur l’agriculture durable. Le dernier lien qui aurait pu encore l’attacher au « pays » s’est récemment rompu avec la mort de sa grand-mère, qui l’a élevé. Il n’a jamais connu son père, enfui en Bolivie. Il a encore sa chambre à Rosental, mais Ferdinand y retourne peu. Chaque fois qu’il y songe, il ressent cependant une « pointe au cœur », due non à la perte de ce dernier lien familial, mais à une peine de cœur. Il lui suffit de prononcer le nom de Susanne pour s’enfoncer dans un « gouffre sombre et glacé ».
Rupture totale
Chez Kaiser-Mühlecker, les choses se produisent « muettement ». Plusieurs fois, Ferdinand croit apercevoir Susanne, le mouvement de sa queue-de-cheval disparaissant dans la foule ou celui de la ligne de son cou sur un quai de métro. A saisir cet être de fuite, l’écriture de Kaiser-Mühlecker se charge d’une sensualité nouvelle. Leurs retrouvailles se passent sans un mot. Lui palpant silencieusement le visage, Susanne donne à Ferdinand la sensation qu’elle « effleur[e] en sa chair des endroits sans nom », des « zones profondément enfouies quelque part en lui-même et que nul n’avait encore touchées ». Mais Susanne s’enfuit à nouveau, pour aller se noyer dans les eaux du Danube. Alors, à l’image de Gregor Keuschnig dans L’Heure de la sensation vraie, de Peter Handke (Gallimard, 1977), Ferdinand sent monter en lui la colère, le dégoût, la manifestation violente d’une rupture totale avec son passé : « Une membrane s’était déchirée. »
Lilas noir raconte comment une nouvelle génération prend en charge son héritage. Car Ferdinand retournera à Rosental… Après avoir démissionné du ministère et sillonné la Bolivie sur les traces de son père, il reprendra la ferme pour devenir un agriculteur « au sens authentique du terme ». Mais pour les gens du village, « c’était comme s’il n’était plus là ». Tel le jeune Gambetti d’Extinction (Gallimard, 1990), de Thomas Bernhard (1931-1989), il entreprend la liquidation de Rosental, revendant une à une les parcelles extorquées à vil prix aux petits paysans du coin, dans le temps. Ferdinand s’aménage un bureau dans la vieille étable vide – il ne théorise plus l’agriculture durable, il la pratique. Les jours de pluie, il lit Virgile ou Caton l’Ancien et consigne dans un carnet toutes ses pensées sur le « plus noble » et le « plus vrai » des métiers.
Les lilas qu’il a plantés n’ont produit aucun bourgeon, leur écorce est noire. Mais le regard de Ferdinand n’est plus tout à fait le même : il sait, désormais, déceler la « beauté en toutes choses ». Récolter tout ce qui a été semé, là réside la force éthique et esthétique de Lilas noir. Un grand roman, magistralement traduit par Olivier Le Lay, sur les choses dernières et l’art de devenir écrivain, dans la longue tradition autrichienne de ce que l’auteur allemand W. G. Sebald (1944-2001) a appelé « la description du malheur ».