Lire – le Magazine littéraire, avril 2023, par Baptiste Liger

Le génie de la rivière

L’auteur de Vies minuscules réunit en un ouvrage la « grande » et la « petite » Beune, où l’on retrouve son style virtuose et le décor immémoriel qui sert d’écrin à son écriture.

Une œuvre littéraire a tout à voir avec l’étude des cours d’eau. Il y a des crues lors des crises de graphomanie, des périodes de sécheresse, aussi, lorsque la page dure plus que de raison. Ne parle-t-on pas, d’ailleurs, de flux d’écriture, de sources d’inspiration, de courants littéraires ? Attendue comme la pluie après des jours de canicule, la publication d’un nouvel ouvrage de Pierre Michon nous rappelle cette proximité entre les lettres et l’élément aquatique, d’une manière surprenante. En effet, c’est une sorte de confluent que l’immense auteur de Vies minuscules nous propose aujourd’hui avec Les Deux Beune. Un intitulé qui, évidemment, évoquera quelques souvenirs aux aficionados de l’écrivain creusois, chez qui remonteront quelques pages sublimes de La Grande Beune – publié en 1996 –, du nom de la rivière emblématique servant de décor à ce texte majeur d’une soixantaine de pages. Il change aujourd’hui de nature en devenant une simple première partie, affluent d’un projet plus large qui compte aujourd’hui un second pan, « La petite Beune » dans une entité éditoriale unique.

Mais au-delà de l’enjeu théorique, c’est avant tout un plaisir de retrouver la langue, virtuose et inimitable, de Pierre Michon qui, depuis le milieu des années 1980, n’en finit pas d’être considéré comme l’un de nos plus beaux stylistes – comment oublier la finesse sèche des extraordinaires portraits de Vies minuscules ou des Onze (Grand Prix de l’Académie française en 2009) ? La manière unique de saisir le territoire, de capter les failles –en creux les siennes – des individus ? On retrouvait ainsi cette patte unique dans La Grande Beune, avec son jeune instituteur, âgé de vingt ans en plein cœur des années 1960, tout juste nommé dans un village périgourdin – Castelnau. Il s’installe alors dans le seul hôtel du coin, chez Hélène, et assume son quotidien : s’occuper du cours élémentaire. « Ça faisait beaucoup de petits corps semblables », constate-t-il, considérant que ses « élèves n’étaient pas des monstres : c’étaient des enfants qui avaient peur de tout et riaient sans raison ». S’il est obsédé par le bruit de la rivière, l’enseignant aura rapidement une autre marotte. Qui claque des talons et dont il parle certes un peu à la manière de Rodolphe dans Madame Bovary. « Je ne crois guère aux beautés qui peu à peu se révèlent, pour peu qu’on les invente ; seules m’emportent les apparitions. Celle-ci me mit à l’instant d’abominables pensées dans le sang. C’est peu dire que c’était un beau morceau. Elle était grande et blanche, c’était du lait. […] Ce visage royal était nu comme un ventre : là-dedans les yeux très clairs qu’ont miraculeusement des brunes à peau blanche, cette blondeur secrète sous le poil corbeau, cette énigme que rien, si d’aventure vous possédez ces femmes, ni les robes soulevées, ni les cris, ne dénoue. Elle avait entre trente et quarante ans. Tout en elle était connaissance du plaisir, […] et ce plaisir était vif comme une plaie ; elle savait cela ; elle portait cela avec vaillance, avec passion. » Yvonne, donc, qui en préfère peut-être un autre. Toujours se méfier des Jeanjean. Cette passion paradoxale, cette pulsion de désir s’ancrera dans ce décor-au sens pictural du terme –, puisque nous sommes dans la région des Eyzies, où l’on trouve de nombreuses et célèbres grottes préhistoriques (Lascaux en tête). La figure de la caverne prend alors bien des significations…

Le retour de Jean le pêcheur

Mais l’objet publié – fruit des travaux sur les fameux cahiers de l’auteur ! – ne doit pas cacher un processus créatif bien plus large, si l’on en croit les mots de Michon en interview : « Le projet initial était beaucoup plus vaste, sous le titre de L’Origine du monde, en référence à Courbet […]. La centaine de pages qui a été publiée représente à peine un tiers de ce qui a été écrit. C’est que ces deux tiers qui n’ont pas été publiés, ces deux tiers en plus, c’étaient deux tiers en trop. C’était “tout un roman” justement : c’était fabriqué, planifié, ficelé, et nécessairement truqué puisque tendu vers l’arbitraire d’une forme assez fatiguée : celle du petit objet de trois cents pages qu’affectionne le marché sous le nom de roman. Seul méritait d’être publié ce qui l’a été […]. Après, il fallait de l’action, la possession ou le renoncement, la fornication ou le meurtre, les rebondissements comme on dit, tous ces événements très relatifs et arbitraires dans lesquels le roman perd en chemin le potentiel énergétique de la prose. » Il conviendra d’avoir ces éléments en tête en attaquant, donc, la seconde partie des Deux Beune (« La petite Beune », donc), qui revendique en couverture le statut de « roman », mais fuit bien des archétypes narratifs énoncés ci-dessus. On en saura en particulier davantage sur la malheureuse Mado (maîtresse du narrateur, qui ne la considère guère…), mais surtout sur Jean le pêcheur, l’homme au grand trident qui n’a pas son pareil pour attraper les carpes (« ce trésor d’écailles et de chair neigeuse qui finissait dans le ventre des touristes »). Et on sentira davantage le ressentiment du narrateur, la rivalité « néanderthalienne » et l’envie de fécondité, à travers ces quelque 80 pages de supplément, entre un carnaval, une partie de flipper, un juke-box qui joue Johnny B. Goode, un coup de Kärcher, une Peugeot 203 qui rôde, etc. Pierre Michon n’a pas besoin de grands développements pour donner une ampleur sidérante aux situations qu’il décrit, les sublimer, en les ancrant dans une terre bien précise tout en leur conférant une indéniable intemporalité, comme des schémas mythologiques sortis de la glaise. Ou, évidemment, pêchés dans la rivière.