Télérama, 4 avril 2023, par Nathalie Crom
Vingt-sept ans après, Pierre Michon offre une suite à La Grande Beune. Et mieux encore : un couronnement.
Sur la photographie qui ceint le mince volume, une image minérale de pierres entaillées par la main de l’homme, au paléolithique, évoque de façon troublante L’Origine du monde, le tableau de Gustave Courbet. L’Origine du monde fut aussi le titre d’un projet de roman de Pierre Michon qui ne vit jamais le jour, mais dont fut issu La Grande Beune, intense opus romanesque paru en 1996. Michon y contait l’arrivée, dans un village reculé de Dordogne, au début des années 1960 – mais on se serait cru aussi bien dans la Flandre médiévale d’un Brueghel –, d’un nouvel instituteur et le désir ardent du jeune homme pour Yvonne, la buraliste (« Elle était grande et blanche, c’était du lait »). Les Deux Beune reprend, vingt-sept ans plus tard, ce roman initial, et lui ajoute un prolongement de quelque quatre-vingt pages, « La petite Beune » – une suite, un lendemain, un couronnement tissé de la même prose, de la même phrase dense, fastueuse, baroque, ponctuée de fulgurances stupéfiantes. On y retrouve – quelques mois plus tard, selon la chronologie que trace pour nous Michon – le bourg de Castelnau, les brumes et les bois qui le noient, les deux rivières (la grande Beune et la petite) qui l’enserrent, sa faune chassée et brutalement sacrifiée de renards, de grues et de carpes, l’omniprésence des temps paléolithiques qui affleurent dans ce paysage creusé de grottes aux parois peintes, dans cette terre vers laquelle les enfants du village se baissent pour ramasser des silex. Réseau serré de symboles et d’échos qui œuvrent à conférer au désir irrépressible de l’instituteur affamé, à celui d’Yvonne et à sa capitulation face à cette ardeur, une troublante dimension de rituel archaïque et féroce, animal et éternel.