La Croix, 13 avril 2023, par Renaud Pasquier

Retour à l’origine

Pierre Michon donne une conclusion à La Grande Beune (1995) et une intensité nouvelle à ce récit érotique et mythologique.

« La Beune continuait » : ainsi s’achevait le si beau « presque roman » publié par Pierre Michon en 1995, dont le narrateur anonyme, jeune instituteur nommé à Castelnau, sur les bords de la Beune, disait fiévreusement son obsession demeurant fantasme pour l’affolante et « callipyge » Yvonne, la buraliste du village. Le titre prévu initialement, L’Origine du monde, devait afficher à la fois l’obscénité assumée (empruntée à la fameuse toile de Gustave Courbet), la dimension mythique et la couleur préhistorique d’un récit se déroulant non loin de Lascaux et des Eyzies, où le monde narré, celui des années 1960, était confronté à celui, immémorial, des peintres rupestres.

Michon avait pensé La Grande Beune comme un vaste roman, avant d’en retirer les deux tiers, de le « dépouiller », pour en faire un « récit de pur désir » au héros-narrateur frustré. Au détour d’une scène, on y contemplait, comme un symbole de cet inachèvement, sous le cours de la Beune, dans une large caverne, une paroi entièrement blanche, vierge de toute fresque. Presque trente ans après, l’auteur prolonge pourtant le texte jadis écourté, certes pas dans les proportions alors envisagées, mais en doublant le volume d’une « Petite Beune » comparable à la « Grande ».

La Beune continue, donc, mais son cours s’amplifie, s’accélère : le « pur désir » tend à la possession, les phrases se précipitent fiévreusement vers l’assouvissement, courent – tel le narrateur en forêt, « groin au sol » – au blanc corps sculptural d’Yvonne. « La Petite Beune » est un texte de plaisir. Et pas seulement celui du héros, désormais nommé, fort symboliquement, « Monsieur Pierre » (qui plus est par Yvonne elle-même).

Pierre Michon s’en donne en effet lui-même à cœur joie, n’hésite pas à appuyer le trait (« nos regards étaient du nylon tendu »), à approfondir ce qui n’était d’abord qu’esquissé, à accuser des tensions : ainsi offre-t-il de très belles pages – les premières du texte – au personnage de Jean le Pêcheur, « un rigolo […] un peu flibustier, mais pas trop, un peu hors-la-loi, jouant entre les mailles du filet de la loi comme une vieille écrevisse rusée entre celles du filet de chanvre ».

Jean est une figure épique, qui lâche un très homérique « Par la Beune ! », détient un riche arsenal somptueusement détaillé (« un gisement de nasses, de guideaux, d’araignées et de balances »), mais en même temps un être dérisoire, « inapte à gagner sa vie », et vivant aux crochets de sa mère. En somme Michon, qui recourt à toutes les couleurs de sa vaste palette, se fait plaisir – et à nous avec. Cette ode à la plénitude, retour à une origine victorieusement investie, devait aussi se confronter à l’image même du manque, l’immense paroi nue de la grotte, « mondmilch un peu grenu et calmement débordant de candeur ».

On découvre que cette virginité n’est pas originelle, non pas un avant, mais un après, résultat d’une sidérante « kärcherisation » qui extermina la faune rupestre, « bisons ineffables et vaches de manganèse, félin au bond et renne blessé… ». Privilège de la littérature sur la peinture, Michon inverse le geste, retourne le néant javellisé et repeuple le manque. Et l’image de la grotte qui traverse « en un éclair », l’esprit du narrateur, abdique face à la blancheur, vivante et lactée, du corps féminin.