Le Figaro, 6 avril 2023, par Mohammed Aïssaoui

« Le sol se dérobe, les mots dérapent »

Un récit de haute tenue sur la rupture de l’homme contemporain avec la nature.

Voilà un livre qui vient de loin, peut-être était-il enfoui depuis toujours dans l’âme de Camille de Toledo. En 2017, déjà, à la Maison de la poésie, l’auteur de L’Inquiétude d’être au monde avait donné les prémices de cette Histoire du vertige qu’il publie aujourd’hui (projet qui avait fait l’objet d’une thèse). C’est d’abord un cri d’alarme : à force de croire aux fictions que l’on se forge, on en oublie le monde réel. Pour développer son argumentation, Camille de Toledo ouvre son livre avec l’un des plus grands romans de la littérature mondiale : L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche. Tel le personnage de Cervantes, nous vivons dans une chimère. « Nous en sommes là au début du vingt et unième siècle : nous vivons dans l’oubli des appuis primordiaux de la vie. Telle une piqûre de rappel, la destruction des espèces et le bouleversement du climat maintiennent l’ostinato d’une possible mort, mais nous n’acceptons pas de nous soumettre sagement à cette vérité terrestre. » Ce que l’écrivain appelle « le syndrome de Don Quichotte ». Il ajoute qu’il a l’intuition que le sentiment vertigineux a quelque chose à nous dire de la façon dont nous habitons le monde. Et lance : « Écoute, le sol se dérobe, les mots dérapent ; partout, nos appuis s’érodent. Nous vivons “au-dessus” du monde, dans des bulles d’histoires ; ce que nous voyons, au loin, depuis cette hauteur, c’est une Terre abîmée, épuisée. Nous entrons dans un temps vertigineux. Et moi, figure-toi, avec les livres qui m’ont accompagné, j’ai voulu saisir les formes de ce vertige. Comprendre cette guerre, ce combat, et cette blessure, entre les langages humains et les autres formes de la vie… »

Réflexion de haute tenue sur la rupture de l’homme contemporain avec la nature. L’écrivain nous dit, en substance, que ce rapport dénaturé à la terre entraîne un déséquilibre – un vertige –, face à l’ampleur de la crise écologique et que, de toute urgence, il nous faut tenter de le dépasser en s’inscrivant dans un monde plus vaste. La fameuse « civilisation » peut détruire la terre, la vie.

« Les codes humains »

Est-ce un paradoxe ? Sans doute pas : pour mieux comprendre le monde – tous les mondes terrestres, végétal, animal –, l’auteur convoque les plus grands écrivains, une bibliothèque magnifique où l’on lirait Cervantes, donc, mais aussi Zweig, Borges, Lewis Carroll, Claudio Magris, Paul Celan, Édouard Glissant, Faulkner, Pessoa, Romain Rolland, Melville et Sebald, l’auteur de Vertiges – titre qui résonne avec celui de Toledo. Ce dernier explique son ambition : « Ce livre arpente le lieu d’une blessure entre nos vies narrées par les fictions, les langages, les codes humains, et le reste de la vie terrestre. » Avec ce texte qui vient, entre autres, après le sombre et lumineux Thésée, sa vie nouvelle, Le Livre de la faim et de la soif, L’Inquiétude d’être au monde, Camille de Toledo montre depuis plus de vingt ans qu’il est un écrivain singulier, nécessaire, sensible.