Le Point, 13 avril 2023, par Valérie Marin La Meslée

Le désir attrapé par Pierre Michon

En 1996, Pierre Michon publiait en même temps Le Roi du bois et La Grande Beune aux éditions Verdier. Il était déjà l’auteur des Vies minuscules, et déjà culte. Chacun des opus à venir justifierait l’attente ardente du suivant. Les Deux Beune, qui paraît aujourd’hui, reprend La Grande Beune suscitée et y ajoute « La Petite Beune », en partie publié dès 1993 dans un collectif (Compagnies de Pierre Michon) sous le titre L’Origine du monde. Et alors ? Le roi vient quand il veut (recueil d’entretiens sur son œuvre), et voici que tout cela se dissout instantanément dans la langue de Michon retrouvée, et qui confine au sublime. C’est ainsi. Ceux qui n’ont pas connu Yvonne, dans la première partie, découvriront la buraliste du village de Castelnau, la sensualité même, dont Jean-Jean profite en « fourrant ses reins » à corps joie, partagée. Ceux qui l’ont connue la retrouveront toujours plus affolante, sous le regard rapproché du narrateur, vingt et un ans, instituteur nommé en 1961 à Castelnau, dans ce trou perdu du Périgord sis sur la Grande Beune, et dont la grotte préhistorique refuse de révéler ses fresques, on saura enfin pourquoi.

« Seules [lui] importent les apparitions » de la femme qui a deux fois son âge, confie le narrateur, insatisfait de sa relation avec Mado, la « petite copine », « mon garde-fou face aux imaginations lubriques ». Quand Monsieur Pierre, c’est son nom, ne pense pas à Yvonne, il observe les habitants de ce village dont il sait tout. Jean le pêcheur, qui pêche là « où pactisent les deux Beune », inspire à Michon cette pêche miraculeuse des mots pour décrire ce rigolo qui ne sait pas gagner sa vie, mais se meurt de passion pour ses poissons : « Ce capital en retour emplissait chaque nuit sa besace de poissons d’argent, les mille pièces qui courent sous la rivière, et qui arrachées à la rivière sous la lune brillent, depuis le billon des ablettes jusqu’au pur lingot des carpes… » Quand Jean est désargenté, il se rend, pour le billet de mille salvateur, chez sa mère, Hélène, qui tient l’établissement où tout le monde se retrouve.

Ce livre est une telle quintessence qu’on croirait avoir lu 200 pages à chaque bond de l’intrigue. « Le cours des choses se précipita » : revêtant « le chapeau du mâle à femelles », l’éperdu va à la rencontre de son désir brûlant. Est-ce l’attente ou l’assouvissement du désir qui atteint à la jouissance, celle que provoque, ici, l’écriture ? Qu’on le prenne par la Grande ou la Petite Beune, Michon demeure au sommet des prosateurs francophones les plus désirables. À raison. C’est ainsi.