L’Humanité, 6 avril 2023, par Alain Nicolas
Pierre Michon, l’érotisme au confluent des siècles
Vingt-cinq ans après La Grande Beune, l’auteur lui adjoint un second volet qui prolonge l’écho du désir du narrateur pour une femme rencontrée dans la région où la préhistoire affleure et impose ses rythmes aux humains d’aujourd’hui.
Un « grand coup de sabre » a « fendu la terre », et dans la plaie a fait couler la Beune. Au fond, Castelnau, un village qu’on atteignait à grand-peine en autobus depuis Brive ou Périgueux. C’est là qu’a été nommé le narrateur de La Grande Beune pour continuer ce que faisaient les barbichus de la République des Jules : apprendre aux petits soldats de « l’armée naine » tout ce qu’on doit savoir dans un cours élémentaire. Ses prédécesseurs l’ont fait, qui aussi savaient étiqueter les os qu’on trouvait au fond des grottes, les silex dont ils savaient discerner la hache ou le couteau. Les noms des patelins perdus, La Madeleine, Aurignac, Saint-Acheul, appartenaient à la science depuis longtemps, comme – à deux pas – Lascaux ou Les Eyzies, là où la Beune se jette dans la Vézère.
Nous sommes en 1961. L’instituteur a vingt ans. Il loge dans une auberge. Un renard empaillé, totem d’on ne sait quel culte, règne dans la salle aux murs sang-de-bœuf, sombre grotte à l’image de celles qui s’ouvrent sur les pentes au-dessus des rivières. Le passé submerge tout. Ceux qui peignaient dans les cavernes « des vaches rouges et des bisons tout ronds », ceux dont « les grossiers silex sont précieux à leur façon comme les masques d’or de la vallée des Rois » ont fait de la région une origine du monde possible, aussi puissante que Sumer, Memphis et Mycènes. Anonymes, ils fraient avec ceux dont les noms sont lus le 11 Novembre, roulés dans les mêmes alluvions millénaires. Et quand le jeune homme mange chez Hélène, la vieille hôtelière « massive comme la sibylle de Cumes », en écoutant les « propos archaïques » des habitués, ce sont des « charcutailles de haute époque », des « pâtés de mousquetaire », de ceux qu’on engloutit avant de passer à gué les fleuves pour s’en aller croiser le fer.
Le désir impose sa loi, cruelle pour les uns, éblouissante pour les autres
Quand il surveille « la ronde des petits pieds » pendant la récréation, c’est à une «autre dévotion» qu’il s’adonne, plus proche du culte qu’on rendait à ces « femmes effarantes» taillées dans la pierre ou l’os et qu’on appelle des Vénus. La figure qu’il évoque est celle de la buraliste. « Seules m’importent les apparitions » : « Grande et blanche, c’était du lait. » « C’était la reine », aussi. Yvonne règne, dès les premiers jours, et régnera jusqu’à la fin du deuxième roman de cet ensemble que nous propose Pierre Michon. Les Deux Beune se composent de deux volets écrits à un quart de siècle de distance. La Grande Beune avait paru en 1996 et laissait le lecteur sous l’écho de la rencontre, des « abominables pensées », du comportement erratique qu’avait fait naître chez le jeune homme le miracle de ce «visage royal». Le roman laissait cette fébrilité suspendue. Rien n’était résolu, le garçon se lovait dans son désir, « nous dormions tous, la Beune continuait ». Plus de vingt-cinq ans après, Pierre Michon donne avec « La Petite Beune » ce qu’on hésite à qualifier de « suite » tant l’univers créé dans « La Grande Beune » est présent d’emblée, comme si rien n’avait été interrompu. Jean, le fils d’Hélène, renouvelle, la nuit, dans la rivière les rites des pêches interdites armé d’un trident mythologique. Le monde paléolithique se prolonge de nos jours par des moulinets et des cannes technologiquement plus efficaces, du moins pour qui sait se faire chaman et séduire brochets et « carpes cuir ». Et ceux qui, par bêtise, mépris du passé ou pour avoir la paix, effacent au Kärcher – qui vient d’être inventé – ce qu’ont laissé ceux d’avant sont les perdants de ce jeu de civilisation. Pour le reste, et c’est ce que le lecteur attend, le désir impose sa loi, cruelle pour les uns, éblouissante pour les autres. Pierre Michon nous invite à assister à cette collision un jour de carnaval qu’on appelle dans le pays le « jour des masques ». Toutes les images formées pendant des mois dans les rêveries de l’homme précipitent, se condensent, trouvent leur réponse dans ce que dit la femme, à commencer par le prénom du narrateur, Pierre. L’art de Michon est d’installer cette tension érotique extrême sans recourir aux facilités du voyeurisme, par la relance des images les plus fortes des deux romans, le rythme, la vitesse de cette écriture de choc. À l’époque des rennes et des bisons, des hommes dans les grottes « écrivaient une écriture faite de bêtes que nous ne pouvons pas lire ». Pierre Michon, dans ce texte inoubliable, a fait le pari de la déchiffrer dans ce qu’elle dit de plus intime et de plus universel : « La jouissance est une phrase. »