Libération, 15 avril 2023, par Frédérique Fanchette

Reinhard Kaiser Mühlecker, entêtant Lilas noir

Une lignée maudite de paysans autrichiens.

On avait quitté le jeune Ferdinand, le troisième des Goldberger à porter ce prénom, lors d’une partie de foot. Il avait le visage rayonnant et s’apprêtait à quitter la ferme familiale de Rosental pour entamer des études d’agronomie à Vienne. C’était la fin de Lilas rouge, formidable saga de Reinhard Kaiser-Mühlecker, sur six décennies d’une lignée maudite, parue en 2021. Avec Lilas noir, le romancier autrichien met un point final à cette histoire, amorcée par la venue au village de l’arrière-grand-père Goldberger, ancien chef de section du parti nazi de cette localité de Haute-Autriche. Ferdinand le jeune va-t-il pouvoir entraîner sa famille vers une destinée plus lumineuse ? Dans un long monologue, sa tante lui rapporte un nouveau drame, et se rappelle la fuite de « Ferdine », le lien entre le petit-fils et la grand-mère, Anna. « Étiez-vous donc si proches ? Combien de fois ne nous as-tu pas avoué toi-même que ses radotages de vieille illuminée te tapaient sur les nerfs ? Que tu ne pouvais plus souffrir ces salades tirées de la Bible, ces abracadabrantes histoires de malédiction, ces “Il punit l’iniquité des pères sur les enfants jusqu’à la troisième et la quatrième génération” ! »

Carriole

La faute originelle du vieux Goldberger reste floue. Tout ce qu’on sait, c’est qu’au cours d’une nuit des années 1940, et c’était la très belle scène d’entrée de Lilas rouge, l’homme en uniforme noir, accompagné de sa fille tétanisée, un bouquet de fleurs sur les genoux, était apparu dans une carriole, pour prendre possession d’une ferme abandonnée. Il avait été contraint d’échanger la sienne, plus grande, dans une autre région, contre ce bout de terre de Rosental. C’est aussi le seul élément précis tiré de son histoire familiale – un mystérieux échange de fermes inéquitable – injecté par l’auteur dans son roman. Reinhard Kaiser-Mühlecker a dû comme bon nombre d’Autrichiens s’accommoder du silence abyssal qui recouvrait la période nazie. Lilas rouge et sa suite baignent dans cet océan de non-dit et de noirceur d’âme.

Quand commence Lilas noir, construit en quatre parties et non subdivisé en « livres » comme l’était Lilas rouge, ce qui fait que Lilas noir peut être considéré comme un « livre sixième », le raccord est parfait, l’ambiance reste festive.

Après la partie de foot de Rosental, on retrouve sept ans plus tard Ferdinand, devenu un élément prometteur du ministère de l’Agriculture, de retour d’une nuit blanche dans la voiture de son ami Anton. Et alors qu’on passait d’un membre de la famille à l’autre dans le premier volume, là on ne va pas quitter le jeune homme, bien campé sous le ciel d’aujourd’hui, toujours habile à décrypter ses sensations au plus près. C’est l’heure où le soleil se lève sur les faubourgs de Vienne. « Il sentait une paix inconnue l’envahir. Voilà la vérité, songea-t-il machinalement et plusieurs fois de suite, sans savoir, sans se demander seulement ce qu’il mettait sous ces mots. Oui, il avait le sentiment de n’avoir jamais vécu de moment plus authentique que celui-là, sous une lumière dont l’intensité s’avivait à chaque instant, et qu’il se dépouillait de tout le poids de sa vie passée. » Une histoire d’amour terminée plus tard, il ne reste plus rien de cette paix. La sombre saga des Goldberger a repris, tirant des fils entre les deux volumes. Place à la quête du père. Ferdinand est le fils de Paul, frère éjecté de la ferme de Rosental par Thomas l’actuel propriétaire. Paul est mort en Amérique latine, on l’apprenait dans le premier volume, assassiné. Ferdinand part sur les traces de cet homme qu’il n’a jamais connu, se perd dans des expériences alcooliques et de prise de substances addictives locales. Les pages boliviennes de Lilas noir sont très réussies. Y règne une impression d’être au bout du monde, de temps suspendu. Ferdinand se rend dans le domaine agricole où travailla son père, par ailleurs prédicateur et considéré comme un « sorcier » par ses meurtriers. Il trouve des objets, s’interroge sur une rainure au solde l’habitation où dormait « Pablo ». En revenant en arrière, dans Lilas rouge, on trouve la solution qu’il n’a pas.

Les allers-retours entre les deux volumes et la façon circulaire qu’a le romancier de mener son lecteur donnent une impression de hantise : on reviendra à Rosental, on retrouvera le vieux fauteuil à oreilles apporté sur la carriole de l’ancêtre nazi. Et Ferdinand se vengera de Thomas d’une façon peu prévisible. La reprise de la ferme donne lieu à une plongée dans un monde paysan qui apparaît immuable. Le monologue de Sabine, la femme de Thomas, est particulièrement éclairant sur la dureté des relations au sein de l’exploitation. Reinhard Kaiser-Mühlecker alterne entre pages sombres et lumineuses. Lorsque Sabine parle, un point de non-retour a été atteint, et cette troisième partie fait penser par son début à un tableau du peintre allemand Caspar David Friedrich. « Tout était noir. L’espace de quelques instants, d’un fugace volettement d’ombres, le ciel tout entier s’obscurcissait, puis la volée de freux, recouvrant son calme, se posait sur le sol et, dans les champs où l’on avait épandu du fumier, recommençait à fouiller la terre en quête de lombrics, de vers blancs et de petits insectes. De loin en loin, une nouvelle nuée de freux apparaissait alors, et quand, à l’approche menaçante du tracteur, elle prenait de nouveau son essor dans le ciel d’automne livide, celui-ci n’en devenait que plus sombre encore. »

Graines

Né en 1982, Reinhard Kaiser-Mühlecker a la particularité d’être à la fois écrivain – il est l’auteur de huit romans – et agriculteur. Ses descriptions de la nature, que l’on a pu rapprocher de celles d’Adalbert Stifter, sont celles d’un homme lié à la terre parle travail et qui parfois s’interrompt pour regarder autour de lui. Comme le Ferdinand de Lilas noir, l’auteur a suivi des études d’agronomie. Quand son personnage compte un millier de graines pour des visées scientifiques, on l’imagine être un double de fiction. À la fin du livre, une éclaircie apporte un répit au noir destin du plus jeune des Goldberger: « […] il décelait maintenant de la beauté en toutes choses. Il s’épanouissait dans son travail. Et, en contrepoint de celui-ci, il s’était mis à prendre des notes, des notes sur le métier d’agriculteur au sens authentique du mot, tel en tout cas qu’il le concevait, et tel qu’ils étaient de moins en moins nombreux à l’exercer dans le pays. Il avait maintenant le sentiment qu’il n’existait pas de métier plus noble, plus vrai que celui-là. »