Le Monde des livres, 20 avril 2023, par Florence Noiville
Yoko Tawada répare les mots du monde
C’est l’écrivaine la plus « janusienne » de la littérature contemporaine : Yoko Tawada, la femme aux deux visages et aux deux langues… En 1982, à vingt-deux ans, elle s’est installée à Berlin, où elle a étudié les lettres allemandes. Depuis, cette « biglotte » – si l’on peut oser ce néologisme – écrit alternativement en allemand et en japonais, selon les thèmes et l’inspiration. Collectionnant les prix, en tout cas, dans l’une et l’autre langue.
Dans L’Ange transtibétain, ouvrage inclassable, entre récit et essai, sur l’œuvre du poète Paul Celan (1920-1970), qui paraît ces jours-ci (traduit de l’allemand par Bernard Banoun, Verdier), Yoko Tawada parle (en allemand, donc) de « la prison de la première personne ». C’est pour ouvrir des portes à ce « je unique » qu’elle passe d’un idiome à l’autre. Chaque langue est une clé, suggère-t-elle. « Mettre ce truc en fer dans la serrure et tourner » n’est pas forcément facile. Mais « un homme moderne doit vouloir l’ouverture. Ouvrir, cela fait mal. Fermer, cela apaise ».
Les mots de l’autre : danger ou délivrance ? C’est tout le sujet d’En éclaireur, son nouveau roman, écrit en japonais, celui-ci, qui paraît simultanément chez Verdier. Nous sommes dans les années 2050, quelques décennies après le désastre de Fukushima, dans un Japon devenu férocement liberticide. Aéroports fermés, frontières infranchissables : le pays, qui s’est volontairement replié sur lui-même, flotte dans une forme de psychose organisée qui n’est pas sans rappeler la folie administrée (« controlled insanity ») de George Orwell dans 1984.
Police de la pensée
Ici, pas de novlangue, mais une même police de la pensée. Une loi vient d’ailleurs d’être promulguée, interdisant l’usage des « gairaigo », ces « termes venus de l’étranger » qui « pullulent » et polluent le japonais. Quant aux mots qui pourraient heurter, angoisser ou renvoyer trop explicitement à l’« événement » (la catastrophe nucléaire), ils sont systématiquement remplacés par d’autres.
Sur ce décor glaçant, Yoko Tawada plante deux magnifiques personnages. Yoshiro, un vieil écrivain plus que centenaire, et Mumei, son arrière-petit-fils, que l’on suit jusqu’à l’âge de quinze ans. Comme tous les jeunes dont les parents ou les grands-parents ont été irradiés, Mumei doit consulter régulièrement un médecin, pour vérifier « le degré de destruction de ses cellules ». Yoshiro l’accompagne à ses « révisions mensuelles » – il est désormais interdit d’employer le mot « consultation qui rime avec condamnation ». En réalité, chacun sait que le petit Mumei est destiné à mourir jeune. Mais on ne parle pas de « mutations » génétiques – « mutation » est un terme « jugé discriminatoire ». On lui préfère l’expression « adaptation à l’environnement ».
Si son rire est grave, Yoko Tawada s’amuse tout au long de ce texte. Par exemple lorsqu’elle raconte comment la nature japonaise s’est transformée après l’accident nucléaire – les fleurs des champs ont pris des proportions géantes, les pissenlits sont devenus aussi gros que des chrysanthèmes – et les invraisemblables guerres sémantiques déclenchées par ce constat. Les prochrysanthèmes hurlent : « Pas question que cette fleur noble soit rapprochée d’un pissenlit ! L’empereur Hiro-Hito lui-même n’a-t-il pas décidé qu’“aucune plante ne devait être ravalée au rang d’herbe folle” ? »
Mots nouveaux
Pendant ce temps, le vieux Yoshiro, qui n’est pas écrivain pour rien, se délecte. Avec l’aide de l’imaginatif Mumei, il fabrique des mots nouveaux ou ranime des « mots morts ». À moins qu’il ne préfère en réparer des vieux, comme on fait avec « de la vaisselle oubliée ou des jouets usagés ». Poussant jusqu’à ses limites l’absurde logique des autorités, il forge au fil des pages un lexique, poétique et fantasque, auquel nul n’aurait pensé.
Une constante et inquiétante étrangeté émane de ce texte. Humains malades, planète dénaturée, champs contaminés, langage métamorphosé, vérités déformées… : tout se tord et se distord sous la plume de Yoko Tawada, se fond dans un maelström espiègle et dérangeant, pour se figer, ce n’est pas un hasard, sur l’image d’une « langue paralysée ». Bouche bée, le lecteur l’est aussi en refermant En éclaireur qui n’est pourtant en rien une dystopie. Juste une représentation stylisée des métamorphoses profondes du monde vers lequel nous nous dirigeons.