Libération, 21 avril 2023, par Frédérique Roussel

Pierre Michon retourne au pays du désir fou

Le romancier qui n’avait rien publié depuis Les Onze, sorti en 2009, reprend le fil de son roman La Grande Beune. Dans Les Deux Beune, on retrouve l’instituteur Pierre venu prendre son premier poste dans le Périgord et Yvonne la belle buraliste.

Pierre a toujours vingt ans. Toujours rempli d’un désir fou pour Yvonne. On retrouve le jeune instituteur là où La Grande Beune s’arrêtait, sur un suspens et un fantasme inassouvi. La scène finale tenait du pictural et du macabre : sur les carpes agonisantes passées sous l’eau par le rival Jeanjean, l’esprit du narrateur superposait Yvonne (« […] Yvonne dans ce bain la bouche ouverte chantait un dur chant, indéfiniment allait mourir, le disait »). Pas loin de trente ans après, la Beune reprend son cours. Le roman d’une centaine de pages publié en 1995 représentait à peine le tiers de ce que Pierre Michon avait écrit alors. Il avait coupé là. Pour éviter les écueils du romanesque et pour le privilège de la langue. « Après il fallait de l’action, la possession ou le renoncement, la fornication ou le meurtre, les rebondissements, comme on dit, tous ces événements très relatifs et arbitraires dans lesquels le roman perd en chemin le potentiel énergétique de la prose », disait-il au Magazine littéraire en avril 1997. La tension dramatique culminait avec la frustration du narrateur, dont on ne saurait jamais ce qu’il adviendrait de son désir. Que pouvait-il se passer après ? L’écrivain a finalement repris le fil, il a décidé d’une issue à la convoitise charnelle de son personnage (passage à l’acte d’une certaine manière, résolution en tout cas, il serait superflu d’en dévoiler plus). C’est « La petite Beune », cette suite, réunie avec « La Grande » dans Les Deux Beune. Un groupé à des décennies d’écart, deux moitiés rassemblées d’un fruit mûr. C’est la première publication de Pierre Michon depuis Les Onze, en 2009.

« Elle était grande et blanche, c’était du lait »

Rappelons un peu La Grande Beune. Un instituteur débarque en Dordogne en septembre 1961 pour son premier poste, à Castelnau, entre Les Martres et Saint-Amand-le-Petit, sur la Grande Beune, un affluent de la Vézère. Il loge dans l’unique hôtel, Chez Hélène, « sur la lèvre de la falaise en bas de quoi coule la Beune, la grande ». La salle à manger a des murs couleur sang-de-bœuf et un renard empaillé au-dessus du comptoir, la vieille et massive Hélène « attifée de belles guenilles » lui sert des charcutailles. Il est transporté dans un « passé indéfini », le texte jongle avec les archaïsmes et les temporalités, dans une région aux grottes préhistoriques qui jouent un certain rôle. En allant acheter ses cigarettes un soir, il s’enflamme pour la buraliste, Yvonne. On songe au Grand Meaulnes, avec le même prénom de l’aimée, l’école laïque et ses « petits pieds », l’omniprésence du paysage. Mais la nature chez Michon a une puissance plus sombre, humide et gorgée de désir. Son jeune homme est moins alangui, il a l’ardeur au ventre, il a cette phrase après avoir vu la « grande Callipyge » : « Je ne crois guère aux beautés qui peu à peu se révèlent, pour peu qu’on les invente ; seules m’emportent les apparitions. Celle-ci me mit à l’instant d’abominables pensées dans le sang. C’est peu dire que c’était un beau morceau. Elle était grande et blanche, c’était du lait. » La « reine » qui vend des Marlboro a un amant, Jeanjean, il la maltraite parfois. Le narrateur (Pierre, le prénom n’arrive que dans un passage de « La petite Beune »), a une « petite » amie, Mado, une étudiante, qui vient parfois le voir à l’improviste de Périgueux, dans sa Dauphine. Lui la traite un peu à la légère, obsédé par la promesse charnelle d’Yvonne. Duplicité, jalousie, les ressorts étaient là pour dérouler un drame. Ils n’avaient pas servi.

« Deux petits paysans bravaches »

« La petite Beune » déclenche l’écoulement du temps figé. Le roman de 1995 avait commencé sur un mois de grisaille et de pluie, poussé aux gelées de fin novembre, puis jusqu’à Noël dans un brouillard épais. Après la scène aux carpes, vidées et lavées, Jean-le-Pêcheur prend le beau rôle dans cette suite inédite, avec son attirail, ses moulinets, les Quantum, les Mitchell et le grand Shakespeare qui est « tarabiscoté comme la culasse d’un mousquet, caréné comme une kalachnikov », draguant le ruisseau, risquant la contredanse des bourres. Le grand trident « de la jouissance », le jeune instituteur ne l’a pas vu, mais l’imagine entre ses mains la nuit dans les cours d’eau. « La petite Beune » semble d’abord temporiser sur l’érotisme, pour se déplacer vers le pêcheur et ses gaules, l’amant Jeanjean et sa grotte cachée au fond de la grange, les peintures rupestres ayant été tout bonnement nettoyées au Karcher pour laisser de la place au tracteur. Le duo d’hommes prend l’ascendant sur la Beune, écarte un temps les femmes, délimite un empire. « Cela ne durait pas longtemps ; ils n’avaient pas de mots pour aller plus loin : ils n’étaient après tout que deux petits paysans bravaches, même si l’un était frotté de préhistoire, deux paysans perdus dans ce monde trop grand pour eux ; mais, comme il arrive, ils avaient retourné la situation et faisaient mine d’être trop grands pour le monde. » Les phrases de Pierre Michon tire-bouchonnent, charrient ce petit univers de rivières et d’humains tout ensemble, en exhalent les ombres et les sensualités. C’est beau et entêtant. « Je revois ce fourreau que tissaient les eaux perfides et tricoteuses de la Beune, et qui le long de la falaise montait gainer les peupliers, l’auberge, l’église. Le monde avait mis ses dentelles pour que je les froisse, il m’aguichait de toutes les façons ; le monde est une femme. J’entrai en lui et fus un autre : peut-être est-ce là la cause de tout ce qui suivit ; car les causes, c’est du brouillard. » De septembre – en 1995 – à février – en 2023 –, il est donc devenu un autre. Yvonne a quitté le chemin des Martres, passé la porte de l’hôtel d’Hélène et s’est postée contre le flipper. « Ses cheveux étaient à la hauteur où clignote au fronton le game over. Big Indian impavide la toisait. Elle y était enfin, offerte sur le flipper. »