Les Lettres françaises, avril 2023, par Didier Pinaud
Machiavel virgule Pascal
Machiavel et Dante, on voit bien ; du moins grâce à Jacqueline Risset qui avait traduit Le Prince en français (Actes Sud, 2001) et montré en quoi Machiavel entretenait un rapport double avec Dante : politique et poétique ; politique parce que Le Prince continue le De monarchia de Dante, et poétique parce que l’année même où il compose Le Prince Machiavel écrit aussi une parodie de L’Âne d’or, qu’ il appelle « l’Âne », où il renverse le sens d’or – avec une métamorphose (la transformation, d’un homme en âne) qui n’est plus vécue comme une déchéance mais comme une chance, un bonheur (l’homme est heureux d’être devenu âne). Jacqueline Risset a souligné que Machiavel présentait ça sous la forme d’une parodie-pastiche de Dante, où le héros se retrouve lui aussi dans une « forêt obscure » et parcourt, tout comme Dante dans sa Divine Comédie, un long chemin initiatique – mais à l’envers : au lieu d’entreprendre l’ascension qui mène au Paradis, il descend la vallée des ânes, guidé par une nymphe avec qui il va même faire l’amour… Jacqueline Risset souligne à quel point Machiavel est né écrivain et où, dans Le Prince, il passe sans cesse du « il » ou du « on » au « tu » (c’est-à-dire qu’il multiplie les destinataires, dit-elle). C’est la grande prose de Machiavel, le style de Machiavel dont Nietzsche a dit qu’il nous fait respirer « l’air sec et subtil de Florence ». Néanmoins, comme le disait Michel Foucault (cité par Paul Veyne), il serait temps de prendre au mot ce que Machiavel nous dit de son dessein : enseigner à un prince à conserver, à garder le domaine qu’il a conquis ou dont il a hérité, à ne pas s’en trouver dépossédé, rien de plus.
C’est la casuistique de Machiavel, une théorie du pouvoir émancipée des considérations morales et religieuses ; seul compte le succès, et non pas les critères moraux. C’est la politique par-delà le bien et le mal qui a aussitôt jeté le trouble chez les théoriciens politiques chrétiens, et qui a valu à Machiavel d’être condamné en 1557 par Paul IV ; et puis il y a Pascal qui va blesser à mort cette casuistique, au milieu du dix-septième siècle, dans ses Provinciales… Mais, dit aujourd’hui Carlo Ginzburg, il y a résurrection de la casuistique, liée principalement à la bioéthique, ce qui permet aussi de relire les Provinciales sous une nouvelle lumière – « comme un épisode dans un conflit qui n’est pas prêt de prendre fin », dit-il.
Machiavel et Pascal : on aurait envie de citer Ignace de Loyola pour montrer ce qui permet de penser ensemble ces deux-là – avec le Jésuite qui disait : « Il faut user des moyens humains comme s’il n’y en avait pas de divins et des divins comme s’il n’y en avait pas d’humains. » Mais cette règle de grand maître ne suffit pas à l’historien Carlo Ginzburg qui, comme son compatriote Giorgio Agamben, l’auteur du Règne et la Gloire (Seuil, 2008), pense immédiatement à Carl Schmitt qui avait énoncé en 1922 un paradigme théologico-politique, dans une thèse lapidaire : « Tous les concepts prégnants de la doctrine moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés. » Néanmoins, avait dit Pascal : « Les États périraient si on ne faisait ployer souvent les lois à la nécessité, mais jamais la Religion n’a souffert cela et n’en a usé. Aussi il faut ces accommodements ou des miracles » ; et « que cette Religion se soit toujours maintenue et inflexible… cela est divin », continuait Pascal dans ses Pensées…
Pascal était un « arriéré » : il n’était pas entraîné en avant, vers un avenir « meilleur », mais en arrière, vers les profondeurs du passé, comme l’a dit Léon Chestov dans son essai sur la philosophie de Pascal, La Nuit de Gethsémani (Éditions de l’Éclat, 2012). En vérité Chestov n’aimait que Pascal (et Dostoïevski, Plotin) ; mais il savait que personne n’écoutait plus Pascal depuis belle lurette… Néanmoins Carlo Ginzburg le rappelle aujourd’hui à la vie, pour raconter le feuilleton théologique des dix-huit lettres des Provinciales, écrites à la diable, du 23 janvier 1656 au 24 mars 1657, et qui avaient été immédiatement réunies et publiées en volume. Carlo Ginzburg montre que Les Provinciales sont un exemple suprême de l’art du non-dit. Dans Le Prince, Machiavel se souvient qu’il ne suffit pas d’avoir raison avec un visage qui a tort – et Pascal disait qu’en sachant la passion dominante de chacun, on est sûr de lui plaire (c’est-à-dire de le réduire à merci). Quant à Carlo Ginzburg, il va jusqu’à une phrase du pape François : « Il n’y a pas de Dieu catholique » – qui nous fait souvenir de la page blanche pendant qu’on lit (dit-il).