Marianne, 24 avril 2023, par Natacha Polony

Les Deux Beune : Pierre Michon ou la littérature à l’estomac

Celui qui, tel Diogène brandissant sa lanterne, parcourrait les étals des librairies en déclarant « je cherche un livre », sait désormais que sa quête n’est pas vaine. Parce que Pierre Michon écrit. Et parce que Les Deux Beune sont peut-être, dans son œuvre, le texte qui dément le plus radicalement la tendance actuelle à ne produire que des scénarios calibrés pour séduire les plateformes avides de séries à succès. Même la temporalité de l’écriture, puisque Pierre Michon, qui reprend le fil d’un récit publié il y a vingt ans sous le titre de La Grande Beune, vient rappeler qu’un livre est une offrande échappant à cette catégorie sordide inventée depuis que la littérature est devenue une industrie : le « produit culturel ».

Il semblerait inutile et dérisoire de résumer ce récit, tant ces Deux Beune, « La Grande Beune » de 1996 et « La Petite Beune » de 2023, même si la première a souvent été décrite comme le seul véritable « roman » de Pierre Michon, ne se limitent pas à une intrigue dont on pourrait suivre le fil. On y trouve, certes, un narrateur, ce jeune instituteur découvrant au tournant des années 1960 une campagne trouée de grottes aux peintures indéchiffrables, des personnages, Yvonne, la buraliste « sur son trente-et-un » dont la peau de lait et la liberté bravache éveillent chez le jeune homme un désir primitif et violent, Jean le Pêcheur, comme il y eut Jean le Baptiste, qui règne sur la nuit et connaît le mystère des poissons, pauvre comme Job mais fier et narquois.

Pulsion originelle, dévorante et indomptée

Pourtant, si elle se déploie comme un récit, avec des chevilles et des accroches, et comme des rebondissements – « le cours des choses se précipita » – avec des motifs et des échos, ces « reflets réciproques » de la poésie mallarméenne, « comme de virtuelles traînées de feu sur des pierreries » – ici, le renard ou les processions d’enfants –, la musique vibrante des phrases absorbe immédiatement le lecteur et ce n’est plus un récit mais une incantation. Pierre Michon écrit comme en un temps où les dieux donnaient un sens à cet exercice de nommer le monde et les êtres. Il n’est question dans ce texte que de la puissance sacrée du langage et de sa capacité à traduire le mystère insondable du désir, la violence absolue de cette pulsion animale qui s’empare des hommes et les renvoie en un temps que nous évoquons aujourd’hui à travers des mots poétiques, silex, Bec-de-perroquet, Grande Limande, un temps où les hommes, les animaux et les dieux cohabitaient.

Dans cette campagne périgourdine, les époques se juxtaposent. Celle du positivisme bienveillant, de la République des Jules et des « barbichus » qui se sont échinés à classer, à étiqueter, à répertorier. À domestiquer le monde. Celle des temps immémoriaux où des hommes ont peint sur des murs de caverne des vaches et des chevaux, comme un mystère tellement immense qu’il n’est pas supportable, et que le blanc des parois vides semble la seule réponse. Celle, enfin, de ces années 1960 dont la modernité, portée par Mado, la jeune étudiante, la « petite copine » du narrateur, ne parvient jamais à prendre pied dans cette campagne que protègent le brouillard, la pluie et le gel. Et que pourrait-elle, avec ses jeans et sa Dauphine, avec Baudelaire sagement récité, contre la pulsion originelle, dévorante et indomptée ?

« La littérature n’est pas affaire de sujet mais d’écriture, de langue et de musique. »

Comment la modernité rassurante pourrait-elle saisir et embrasser ces rites venus du fond des âges, celui du renard abattu par les chasseurs et exhibé de ferme en ferme par les « innocents » pour quelques sous, celui du carnaval et de ces enfants qui vont « courir les masques » à travers la campagne ? Le carnaval, dans la mémoire populaire, est ce moment de l’inversion des valeurs, du réveil de puissances païennes qui, le temps d’un abandon, renversent l’ordre policé du monde. Caché sous les masques, on peut enfin laisser s’exprimer la vérité brute de l’être, sa part d’indécence sauvage.

Une phrase de Flaubert, lancée à Louise Collet à propos de Madame Bovary, sonne comme un manifeste : « Si le livre que j’écris avec tant de mal arrive à bien, j’aurai établi par le seul fait de son exécution ces deux vérités qui sont pour moi des maximes, à savoir : […] qu’il n’y a pas en littérature de beaux sujets […] et qu’Yvetot, donc, vaut Constantinople ; et qu’en conséquence l’on peut écrire n’importe quoi aussi bien que ce soit. L’artiste […] est comme une pompe, il a en lui un grand tuyau qui descend aux entrailles des choses, dans les couches profondes. Il aspire et fait jaillir au soleil en gerbes géantes ce qui était plat sous terre et qu’on ne voyait pas. » Yvetot vaut Constantinople ! Comme Castelnau vaut Paris ou New York. Parce que la littérature n’est pas affaire de sujet mais d’écriture, de langue et de musique. De la capacité des mots, qui sont à l’écrivain ce que la glaise est au sculpteur, à dire ce qui dans l’homme ne peut être saisi, ce qui dans le monde ne peut être réduit. La littérature est une mystique.

Ce chant sacré du désir impérieux

Les Deux Beune, en cela, sont un démenti adressé à l’époque. Une époque qui juge les livres à l’aune de leur conformité à l’air du temps. Une époque où l’œuvre d’art se doit, avant même de s’affirmer comme œuvre d’art, tendre sa patte blanche, se montrer inoffensive. Des idées bien propres, une morale bien encadrée. Pas de « male gaze », ce regard que les hommes portent sur les femmes et qui est forcément patriarcal et prédateur. Le récit de Pierre Michon, c’est au contraire une langue enivrante et torrentielle, chaude, dénudée de tout artifice. Une langue tellement dense qu’elle est pour le lecteur expérience du désir. Les mots y sont crus, les images explicites, comme un coup à l’estomac (« J’approchai le grand coup de sabre valaque qui avait fendu la terre et dans la plaie faisait couler la Beune.  / Qui donne leur nom aux fleuves ? Ta fente, c’est son nom. / J’enfilai le pont. / J’étais sur l’autre lèvre. »

Hommes et femmes s’y retrouvent, comme depuis des temps immémoriaux, à la fois soumis à cette force, dans leur ventre, et transformant cette force en rituel. « Elle était terrifiée et exultait : elle était la bête au gîte qui sent le furet, mais elle était aussi le furet. Privilège inouï de la femme ! Elle a les deux rôles, quand l’homme n’est que furet. » Elle, qui joue de ses fourrures et de sa robe fourreau (« Je n’en crus pas mes yeux : en parlant, elle faisait ce que je lui aurais demandé de faire, si j’avais été son amant. Elle ouvrait ostensiblement sa fourrure »), lui qui, pour répondre à cet appel paroxystique, « se déguise en homme » et met son chapeau, « celui du mâle à femelles, du brame, de la saillie »

Pierre Michon n’est pas, comme certains le répètent paresseusement, un « styliste », au sens de ces précieux se complaisant dans des effets. Il saisit le lecteur aux tripes autant qu’à l’oreille. Par ce chant sacré du désir impérieux, il nous rappelle que la littérature, la vraie, est par essence transgressive. Non seulement parce qu’elle explore le plus inavouable de l’homme, ses mystères les plus obscurs, l’écrivain les donnant à voir tel un mage (« Nous voudrions, c’est là notre incurable envie / Voir par-dessus le mur », écrivait Victor Hugo), mais surtout parce qu’elle fait de ce dévoilement un cérémonial qui, par sa gratuité ostentatoire, remet en cause l’ordre du monde.