Art Press, mai 2023, par François Bordes
Christophe Manon, anamnèse éblouissante
Poème narratif, Porte du soleil de Christophe Manon retrace une double expérience : celle du voyage sur la terre de ses ancêtres et celle d’une traversée incandescente de l’Italie. Un périple dans les abîmes de la mémoire.
La poésie n’est plus pestiférée. Il n’est plus de bon ton de la disqualifier pour son élitisme prétendu ou ses ridicules plus ou moins avérés. Elle a de nouveau bonne pressé. Les Échos et Livres hebdo s’en faisaient récemment l’écho en consacrant deux grands articles aux éditeurs de poésie. Tandis que le long travail de poètes, d’éditeurs, de revues, de libraires et d’institutions trouve reconnaissance, de plus en plus d’auteurs en publient. Les vers rongent même la prose de romanciers qui, soudain, vont à la ligne. Bonne nouvelle pour notre écosystème littéraire que cette reviviscence de la forme poétique.
Ce phénomène tient aussi, peut-être, à l’époque. L’usage du poème bien souvent s’impose par gros temps. Les oreilles contemporaines prêtent plus attention à ces mots. Les poètes parlent plus fort par temps de peste. La poésie française ne commence-telle pas véritablement avec François Villon, contemporain des Danses macabres ? A fame, bello et peste, libera nos Poeta…
En 2011, Christophe Manon avait justement publié un remake du Grand testament de maître François (Testament. D’après François Villon, Léo Scheer). Ce texte puissant au rythme tendu, reconnaissable entre mille, saisissait sur-le-champ la ligne de l’essentiel. Voix vraie, voix majeure. Il n’est pas indifférent que cette œuvre se fonde et fore du côté de Villon. Poème de temps de peste, poème qui cherche à inventer une langue et à fixer des vertiges. L’auteur achève ici un cycle commencé avec Extrêmes et lumineux et Pâtures du vent parus chez le même éditeur en 2015 et 2019. Poème narratif plus que « roman en vers », Porte du soleil retrace une double expérience d’abîmes : celle du voyage sur la terre des ancêtres et celle de l’Italie.
Cosmos italique
Le poète coquillard natif d’Aquitaine et vivant dans sa langue part sur la trace de ses arrière-grands-parents italiens venus en France dans les années 1930, fuyant la misère. Le livre est dédié à la nonna, la grand-mère, celle qu’il appelle Mimma, née en France quelques années après l’exode. Qui dira l’immense influence des grands-mères ? L’italien a le génie de leur donner un nom détaché de celui de mère, ce nom de nonna qui vient du latin tardif nonnus, signifiant moine, prêtre, nonne… Avec ce matériau, Manon avait de quoi faire et de quoi dire.
Mais ce tour en terre d’ancêtres est bien plus qu’un re-tour, une escapade, un aimable pèlerinage. Arrivant en Italie, le poète entre en ébullition, en chaleur, littéralement: il n’est que « désirs violents » dans une « atmosphère d’insoutenable lubricité ». La quête familiale lui ouvre immense la porte du cosmos italique.
Et c’est le voyage, la traversée des concrétions de mémoire, d’images, de mots et de visages. Une anamnèse archéologique. Le poète est possédé au sens propre par la beauté violente, le moderne archaïsme des villes qu’il découvre et qui structurent le livre. Chaque chapitre porte en effet le nom d’une cité: Perugia Gubbio Assisi… Le voici, Christophe, il Cristoforo, éperdu dans les ombres de l’Ombrie, le regard embrasé par un incendie d’images, l’esprit allumé par Giotto, Raffaello, Lorenzetti, Il Perugino, les griffons et les anges. Venu « rendre visite à [ses] morts », il se retrouve face à « un pan effacé de [sa] mémoire ». Se dresse alors devant lui une bien plus immense falaise, la cordillère de la mémoire chrétienne, traces vivaces de la religion des anciens temps – et des nôtres. Présent emmêlé de passé.
À Pérouse, au tempio di San Michele Arcangelo, Christophe Manon contemple les « reflets chatoyants de la lumière ». Un homme en jogging et baskets se martèle la poitrine « en courant autour de l’autel » ; au milieu de ses transports mystiques, son téléphone portable vibre, il répond et, vociférant, quitte le temple. La silhouette de l’énergumène s’évanouit « dans la clarté éblouissante du jour ».
Vertiges, vides, abîmes, délires, amnésies et remémorations. Le poète divague, se débat, s’épuise à chercher une issue, marche, marche et écrit. Finement dentelée de citations, cette traversée s’appuie sur les bornes milliaires des mots d’Augustin, de Dante, de Marc et de Matthieu. Tout le récit est rythmé par l’apparition de ces paroles anciennes, bonnes à dire « le travail des larmes » – les vers de Manon poussent comme des lierres autour de ces antiques murs porteurs. Le poète postmoderne dialogue avec Augustin (traduit par Frédéric Boyer); l’enlacement des mots et des sens produit un effet d’abîmes et de mémoire. Dans les dernières pages surgissent William Carlos Williams et Virgile. Présence soudaine du passé, mise à distance du présent -pour mieux y revenir.
Son voyage est une traversée, d’enfer en purgatoire -sans autre paradis que le retour final au réel de l’existence. « Au fond, les chroniques des temps passés / peut-être ne sont écrites que pour confirmer / notre propre sentiment d’existence ». Folie. Sagesse. Éblouissement. Tout tient dans un « peut-être ».