Le Temps, 29 avril 2023, par Isaure Hiace

« Grâce à la langue, je ne suis pas seule »

Deux romans de Yoko Tawada, l’un traduit du japonais, l’autre de l’allemand, les deux langues de l’auteure, paraissent chez Verdier. Sans doute est-ce cette double grammaire qui donne à son écriture une beauté si troublante.

Yoko Tawada est née à Tokyo en 1960. Dans la capitale japonaise, elle étudie, fascinée, la littérature russe, embarque à dix-neuf ans dans le Transsibérien, direction : Moscou. Mais c’est en Allemagne qu’elle posera ses valises. Elle s’installe à Hambourg en 1982 et, après avoir parachevé ses études de littérature allemande, se consacre à ses propres livres. D’abord publiée en Allemagne, puis au Japon, Yoko Tawada écrit dans les deux langues, celle de son pays d’origine et celle de son pays d’adoption, où, désormais installée à Berlin, elle vit depuis quarante ans.

Son œuvre, abondante, circule entre différents genres littéraires, de la poésie au roman, a été maintes fois primée et traduite, notamment en français chez Verdier. La maison d’édition continue de faire découvrir aux lecteurs francophones l’œuvre de Yoko Tawada en publiant simultanément deux romans: l’un traduit de l’allemand, L’Ange transtibétain, l’autre du japonais, En éclaireur.

Dans un appartement de Tokyo, Mumei propose à son arrière-grand-père, Yoshirô, un écrivain plus que centenaire, de peindre les murs « en bleu clair, comme le ciel » et d’y dessiner nuages et oiseaux, « parce que dehors, tous ces trucs-là, c’est pas possible ». L’enfant n’a jamais vu la nature telle que nous la connaissons car il vit dans un Japon du futur, qui a été ravagé par une catastrophe écologique. Dans En éclaireur, Yoko Tawada esquisse un pays cauchemardesque, dans lequel les personnes âgées sont plus résistantes que les enfants, qui eux, subissent d’étranges mutations génétiques, les condamnant à une mort précoce.

« Une douleur à l’état pur »

Mumei ne parvient ainsi à se nourrir que de liquides, marche difficilement, est sans cesse diminué par une étrange fièvre, mais il endure cela sans se plaindre, sous les yeux attendris et inquiets de Yoshirô. Les habitants ne peuvent compter que sur eux-mêmes car le Japon s’est coupé du reste du monde, tandis que le gouvernement a été privatisé. Seuls certains enfants sont choisis pour partir à l’étranger « en éclaireur », afin d’y être étudiés et peut-être sauvés. Un maigre espoir auquel est promis Mumei, mais tiendra-t-il jusque-là ?

S’il emprunte au genre de la dystopie, En éclaireur n’en est pas vraiment une aux yeux de Yoko Tawada : « Je n’ai pas écrit un récit sur ce qu’il pourrait advenir dans le futur […] beaucoup de choses sont, en réalité, déjà présentes aujourd’hui, si on regarde attentivement. » Yoko Tawada décrit en effet les travers de notre temps, en recourant parfois à l’humour ou à l’absurde. Elle dépeint, par exemple, le besoin soudain des habitants de se débarrasser de leurs appareils électroménagers, réalisant alors leur caractère superflu et dangereux, mais aussi les politiques d’immigration ineptes, comme à Okinawa, où, à cause du manque de crèches, on n’accepte plus que les couples qui se sépareraient au préalable de leurs enfants.

En puisant dans un imaginaire riche, Yoko Tawada nous éveille à des réflexions sur la nature, nos modèles de société, la famille, et nos propres faiblesses. Quand Yoshirô voit son arrière-petit-fils souffrir avec tant de dignité, comme si le sens de ce verbe lui était étranger, il songe : « Il souffre, c’est évident, mais d’une douleur à l’état pur, qui ne s’accompagne pas de lamentations […] Peut-être est-ce là le trésor accordé à la génération de Mumei. Elle ne ressent jamais le besoin de s’apitoyer sur elle-même. »

En éclaireur interroge aussi la langue et il faut, à cet égard, saluer la traduction depuis le japonais de Dominique Palmé. Dans ce Japon du futur, l’usage de gairaigo, de mots venus de l’étranger, est interdit. Or ils pullulent dans la langue japonaise contemporaine. Chacun doit, dès lors, ruser pour pouvoir continuer à les utiliser. Dans une boulangerie par exemple, les pains vendus portent le nom de villes allemandes. Pour ne pas être hors la loi, le boulanger « écrit systématiquement les noms de ses pains en idéogrammes selon la phonétique japonaise […] ce qui leur donne un double sens saugrenu : c’est le cas de “Bremen” (bure-men : nouilles désaxées) ».

Une passion pour Paul Celan

Yoko Tawada n’a de cesse de jouer sur les mots avec une maestria que l’on retrouve dans L’Ange transtibétain. Ce roman, là aussi admirablement traduit de l’allemand par Bernard Banoun, met en scène Patrik, un jeune chercheur en littérature, passionné par l’œuvre de Paul Celan. On suit ses déambulations dans un Berlin confiné, et surtout, ses conversations avec Léo-Eric, un étrange personnage dont l’identité ne se révélera pleinement qu’à la fin du récit. Ces discussions portent sur l’oeuvre de Celan et conduisent les deux protagonistes à sonder les mots – celui de « méridien » notamment, fondamental chez Celan, qui donne son titre à son principal texte en prose –, leurs sonorités, et, finalement, notre rapport à la langue. Avec cette question: toute langue ne nous est-elle pas étrangère, à l’instar de la poésie ? Patrik oublie bien des choses, mais « jamais certains poèmes, devenus vaisseaux et fibres de lui-même et dont les mots poursuivent seuls leurs entrelacements, comme une langue étrangère qui tisserait pendant le sommeil de nouvelles liaisons. »

« Nous ne choisissons pas notre langue maternelle, elle nous arrive par hasard et nous est donc étrangère. Nous grandissons avec cette langue mais elle a sa propre histoire. La langue maternelle de Paul Celan était l’allemand, la langue des nazis qui ont tué sa mère », explique Yoko Tawada. Elle poursuit : « Que j’écrive en japonais ou en allemand, je franchis toujours une frontière. Quand j’écris en japonais, je pense un peu en allemand et quand j’écris en allemand, la logique de la langue japonaise me rattrape. »

« Une fine tranche de femme »

Sans doute est-ce ce mélange, cette double grammaire, qui donne à son écriture une beauté troublante, faite d’images singulières, poétiques, esquissées en peu de mots. Le mot « tranche » devient ainsi sous sa plume un mot « délicat » : « On le dirait tramé de soie. Une tranche de pain. Cela sonne comme un corps de femme chaud enveloppé dans un tissu de soie. Pas la femme entière mais une fine tranche d’elle. »

En quarante ans d’écriture, Yoko Tawada a publié romans, poésie, essais, nouvelles et pièces de théâtre. Ses œuvres tissent « une toile d’araignée » dont le centre est la fascination pour la langue. « Je me demande toujours: comment la langue est-elle possible ? Comment peut-elle produire du sens ? C’est magique ! La langue produit toujours de nouvelles images, de nouvelles significations, que je le veuille ou non. Et cela est aussi vrai en fonction de celui qui me lit, car les lecteurs produisent aussi de nouvelles images et significations dans leur tête. » C’est le miracle de la littérature: avoir, « grâce à la langue, le sentiment de ne pas être totalement seule ». Ou le texte comme une main tendue, pour reprendre une image celanienne, qui espère le serrement d’une autre main.