Les Échos, 27 avril 2023, par Alexandre Fillon
Le tableau de maître de Pierre Michon
L’écriture de Pierre Michon est incandescente, à la fois sinueuse et tendue.
Pierre Michon prend son temps et on ne se risquerait pas à lui en tenir rigueur. L’auteur des Vies minuscules et des Onze qui reçut le Grand Prix du Roman de l’Académie française n’est pas le genre à publier mécaniquement, loin de là. Le revoici enfin en librairie avec Les Deux Beune. La première version de l’ouvrage, ses fidèles et patients lecteurs la connaissent depuis sa parution inaugurale aux éditions Verdier en janvier 1996. Moins de cent pages d’une densité et d’une beauté rare qui trouvent aujourd’hui leur continuité et leur chute.
On y retrouve intacte l’histoire d’un jeune homme de vingt ans venu s’installer dans le bourg de Castelnau, au fin fond de la Dordogne, près de Lascaux. Un coin perdu avec une rivière en contrebas de la falaise. Et autour des bois, des champs et même une grotte. Celui qui porte « les deux chapeaux inoffensifs de l’instituteur et du rigolo, du lettré et de l’orgueil » a été chargé de proposer des dictées, l’apprentissage des conjugaisons et des accords verbaux aux enfants de sa classe « qui avaient peur de tout et riaient sans raison ».
Dans ce village sans gare, les distractions sont bien limitées. On peut tromper l’ennui et attendre la fin de la pluie en allant s’attabler au comptoir de l’auberge où les chasseurs et les pêcheurs viennent étancher leur soif de bières ou de cognacs et se régaler de cochonnailles servies par l’antique Hélène qui en a vu d’autres. Ou bien entrer dans cette échoppe sous les arcades, près sur le champ de foire, vendant des journaux, des paquets de cigarettes et des cartes postales.
Vénéneuse dame
« Haut talonnée » et dotée d’un visage royal, la tenancière des lieux a entre trente et quarante ans. D’une beauté laiteuse, la vénéneuse dame se prénomme Yvonne. À chacune de ses visites quotidiennes, l’apprenti enseignant dont nous allons apprendre qu’on lui donne du « Monsieur Pierre » la dévore des yeux. Pour lui, aucun doute, « la grande callipyge » ne ressemble rien moins qu’à une reine ou bien à Ava Gardner. Son cœur s’emballe aussi sérieusement quand il la croise, brûlant de désir, lors de ses promenades sur les routes d’une région qu’on dirait antique…
L’écriture de Pierre Michon est incandescente, à la fois sinueuse et tendue. Les Deux Beune tient du tableau de maître, du morceau de bravoure. De la littérature. On traverse ces quelque cent cinquante pages passant du brouillard à la lumière comme magnétisé. En gardant en mémoire des images et des odeurs qui ne s’estomperont pas de si tôt.