Le Matricule des anges, mai 2023, par Thierry Cecille

Russie sauvage

Dans la nuit du 24 février 2022, à quatre heures du matin, Luba Jurgenson se réveille en sursaut, s’arrachant à un cauchemar, un « rêve brûlé ». Mais sur son téléphone portable elle lit : « La Russie bombarde l’Ukraine ». Que s’est-il passé ? « Les frontières sont des animaux nocturnes, elles bougent pendant que nous dormons. Il faudrait toujours veiller. » Les pages qui suivent, en effet, sont comme le journal de cet état de veille ou d’insomnie qui, depuis cette nuit, tient éveillés tous ceux que cette guerre bouleverse. « La guerre est entrée dans nos os et dans nos mots. Nous disons “avant la guerre”, comme nos grands-parents. Le temps est de nouveau scindé en un avant et un après. » Il s’agit bien ici d’un texte d’intervention (comme tous ceux de cette collection chez Verdier), un avertissement d’incendie, qui remonte le fil de l’histoire (par exemple sur le prétendu « cadeau » de la Crimée par Khrouchtchev) pour éclairer la volonté de Poutine : au-delà de la « dénazification » la « désukrainisation » de l’Ukraine. Mais Luba Jurgenson mêle aux réflexions historiques et géopolitiques des jugements subjectifs et des souvenirs. Née à Moscou en 1958, arrivée en France en 1975, traductrice reconnue (Berberova, Grossman, Chalamov…), elle a effectué de nombreux voyages en Russie. Elle y a pressenti la menace, a vu les Russes victimes de la « nouvelle langue » de la propagande. Elle rappelle comment la célébration de la Grande Guerre Patriotique s’est muée en une sorte d’« hystérie de la victoire ». Plus profondément, elle juge qu’en Russie, depuis plus d’un siècle, « la guerre est un état normal des choses […]. Elle reste la mesure de toute chose. La guerre, pas l’homme ». Alors, après celles de la guerre civile, de l’Holodomor, de la Shoah par balles, voici qu’on creuse en Ukraine de nouvelles fosses communes, « celles de l’opération spéciale ».