Libération, 20 mai 2023, par Guillaume Lecaplain

Christophe Manon, ratage d’or

Une errance italienne en vers.

Le récit d’un échec fait souvent un bon livre. Porte du Soleil aurait pu, aurait dû être le récit de voyage d’un poète sur les traces d’ancêtres italiens, avec réflexions profondes sur ce qui fait une famille, ce qui reste des morts, sur la destinée des pauvres forcés de s’exiler (en l’occurrence, de l’Ombrie jusqu’en Meurthe-et-Moselle, dans les années 1920). C’était du moins le projet de Christophe Manon, auteur à qui l’on doit notamment la formidable réécriture du Testament de Villon et déjà deux livres parus chez Verdier : Extrêmes et lumineux (2015) et Pâture de vent (2019). Celui-là constitue le troisième et dernier volet de ce cycle.

Sur le plan du projet le ratage est total. Car le voyage initiatique initialement prévu fait long feu et à la place d’une enquête généalogique, l’on assiste, le lecteur autant que le narrateur qui semble être absent des événements qui lui tombent dessus, à une errance déboussolée. Manon s’y décrit passant de ville en ville (Pérouse, Gubbio, Assise, Arezzo) comme dans un mauvais rêve, accablé par la canicule, en proie aux addictions à l’alcool et au porno, gagné par une sévère dépression (jusqu’à avaler, un soir, « une poignée de somnifères ») et une confusion des sens. « À Perugia, en vérité je vous le dis, / je fus surtout l’objet de mes divagations et de mes fantasmes. / J’étais déchiré intérieurement. Je buvais considérablement, / et plus je me débattais dans la solitude, / plus je m’y enfonçais comme dans des sables mouvants.» Son récit en vers, découpé en séquences courtes n’excédant jamais une page, relate un véritable égarement physique et mental. Bientôt on ne sait plus si le narrateur, touché par un syndrome de Stendhal particulièrement malin, nous conduit devant un tableau de la Renaissance, une statue de saint ou dans la réalité des rues de l’Italie d’aujourd’hui. Épiphanies, martyre, sang, manifestation de partisans de Salvini, architectures compliquées se mêlent comme dans un tableau de Bosch. Le texte lui-même est contaminé, empli de citations ou de références tirées de la Bible, de la Divine Comédie, des Aveux de saint Augustin (dans la traduction de Frédéric Boyer). La dépression prend ainsi l’allure d’une catabase hallucinée. « Je vis / de mes yeux et il me semble voir encore des femmes / bercer leurs bébés morts en les pressant contre leurs seins ». De quoi serait-ce donc l’échec ? Sans doute de ces croyances qu’il est possible de retrouver la trace des morts (mais « ils sont insensibles aux récits, / ils n’ont pas besoin d’être apaisés, / où ils sont plus rien ne les concerne »), que partir en Italie guérit du malheur, qu’un projet sur le papier suffit à faire un livre. Porte du Soleil révèle au contraire le pouvoir intact des images, lues ou vues, des mythes qui peuvent encore nous terrasser, la puissance vénéneuse de la lumière. Le livre nous dit aussi qu’il est possible de revenir des Enfers. Sans transfiguration ni révélation définitive, mais fort de ce constat qui vient après la tempête : « J’ai une vie, j’existe, je suis vivant. »