L’Obs, 18 mai 2023, par Didier Jacob

Michon majuscule

Près de trente ans après avoir publié La Grande Beune, Pierre Michon ajoute un nouveau chapitre à son récit. Nouveau ? Pas vraiment. Car en lisant « la Petite Beune », on se dit que le temps n’a pas passé. Yvonne est toujours Yvonne. Hélène (qui tient l’auberge) est toujours Hélène. Quant à cette Dordogne que Michon décrit en véritable poète du Moyen Âge, elle est identique à elle-même : des prés, des bois, des hameaux et des grottes, et surtout les deux rivières (Beune 1, la grande, Beune 2, la petite). Mais pourquoi Michon y revient-il alors ? Sans doute parce que cette histoire, figée dans la France des années 1960, le taraudait encore. Histoire de la passion du narrateur, instituteur de son état, pour la buraliste, Yvonne. Une créature fantastique, femme entre toutes les femmes. Ce qui fascine, chez Yvonne, ce n’est pas qu’elle vend, comme une reine en son échoppe, des cartes postales et des clopes. C’est qu’elle s’incarne dans un langage. Qu’importe alors que ce petit théâtre de la séduction paraisse aujourd’hui hors d’âge. Il faut entendre la langue de Michon vrombir ou roucouler, selon les passages, user de tous les archaïsmes, de toutes les beautés inconnues d’une langue qui semble vous arriver tout droit d’un vieux grimoire. Oui, Michon, c’est Albus Dumbledore. « Ah c’était la nuit, c’étaient mes rêves – je revivais la scène des carpes : à la fin de chaque phrase, j’entendais la carpe cuir s’affaler sur le comptoir ; seulement cette fois la carpe, indéfiniment remise dans la besace, sortie, montrée, étalée, affalée, c’était Yvonne. » L’a-t-il vaincue enfin ? Séduite, après tout ce temps où le jeune instituteur se contentait de timides regards ? C’est qu’il nous a fait languir, le malicieux Michon. Eh bien oui, finalement, « monsieur Pierre » a retrouvé madame Yvonne à la scierie du village. Du sexe ? Mais, avec l’auteur des Vies minuscules, le plaisir est d’abord celui du verbe : « La jouissance est une phrase. Longue, contournée, obéissant à des rites, des formes. » C’est le fin mot de l’histoire. Il suffisait, en somme, de parcourir ce merveilleux récit – de feuilleter le corps d’Yvonne.