Le Matricule des anges, mai 2023, par Jérôme Delclos

Puzzle du néant

Une road-story comme un prétexte, pour l’Italien Giorgio Vasta, à une quête de soi : une initiation par le paysage.

Le « puzzle du néant », c’est le désert des Mojaves dans ce livre ponctué des photographies qui le montrent. Ou plutôt c’est le voyage lui-même. « […] et ce sera ça notre voyage : une succession de rendez-vous manqués, d’attentes déçues, de lieux imaginés qui n’existent pas ou qu’on ne trouve pas ; un voyage qui n’a pas d’origine, donc, logiquement, également, qui ne peut avoir de fin, il pourra à la limite lentement s’estomper, s’interrompre, partir en fumée ou s’évaporer comme l’eau du lac dans laquelle nous errons. » Un road-trip en 2013 comme une tentative, en voiture d’ouest en est – 8 000 kilomètres de la Californie à la Louisiane – pour saisir ce qui échappe parce que lié non pas au lieu mais à l’intime de l’écrivain palermitain.

Ils sont trois : deux Italiens, Giorgio Vasta, qui écrit, et l’artiste et éditrice Giovanna Silva, et un Américain d’origine iranienne, Ramak Fazel dans le rôle du chauffeur, et qui prend les photos. De « lieux abandonnés, cette sorte d’harmonie du désastre », d’épaves de bagnoles, de ciels vides et trop bleus, d’anonymes sauf « Billy Gibbons des ZZ Top » qui pose à l’« UFO Museum » devant un mannequin nu sur un chariot d’hôpital : la créature extraterrestre de « Roswell, Nouveau-Mexique ». Un décor archiconnu pour le lecteur modèle qui a en tête des films – Paris, Texas ou Bagdad Café qui d’ailleurs est l’une des étapes sur la carte – ou des tableaux d’Edward Hopper avec leurs personnages solitaires, leur ambiance de silence et de fixité que rendent bien aussi les arrêts sur image de Ramak Fazel : un improbable hippodrome désaffecté en plein désert, une ville fantôme comme un décor de western, une casse automobile ou un cimetière d’avions de ligne. Quantité de choses mortes : « au cœur de ce formidable néant, rouler, tour­ner, s’arrêter, revient au même. » Rien de nouveau sous le soleil, qui tape.

Le voyage a commencé avant le voyage, par un rêve qui donne son incipit à Absolutely Nothing (le titre vient d’un panneau routier à Barstow, « ABSOLUTELY NOTHING – NEXT 22 MILES ») : « La nuit, avant mon départ pour Milan, je rêve que je suis cambriolé, je veux déclarer le vol mais je n’ai aucune idée de ce qui m’a été dérobé, je sais qu’il me manque quelque chose, je suis incapable de dire quoi, porter plainte est impossible. » Toute l’affaire du livre est dans le déchiffrement. Aucune psychologie là-dedans, seulement la traversée de l’espace américain par quoi le manque, progressivement, évide les impressions du voyage, ses péripéties cocasses, ses rencontres de hasard avec les autochtones, les­quelles fournissent autant d’occasions de dialogues lunaires au ralenti. Le tout dans des paysages dévastés et ruinés où, à y suivre le trio, on se découvre déboussolé. On l’est aussi par la structure du livre, très pensée et qui souvent casse la chronologie pour nous emmener avant ou après le voyage, ou dans des flash-back à l’intérieur de lui. Giorgio Vasta construit sa narration à la mesure de la désorientation induite par le désert aussi bien sur le plan spatial que pour une conscience où les heures et les jours font du copier-coller, l’ensablement, l’érosion, l’évaporation (« Salton Sea », l’immense lac asséché avec ses poissons morts comme fossilisés, minéralisés), générant alors une temporalité sans repères fixes. Le passé rouille dans le présent et l’avenir n’arrive pas. Dans le désert, ce sont aussi « le vrai et le faux » qui se confondent. Qu’importe: « Aux États­-Unis, […] le goût du récit est tris prononcé », et compte plus que la vérité.

L’énigme sera résolue in extremis dans la partie intitulée « Tentative de comprendre ce qui m’a été réellement volé en rêve », et qui dans le temps narratif se situe deux ans après le voyage. Pour le lecteur, le voile a été en partie levé, mais persiste le mystère d’un livre qui lui aura permis, pas à pas et souvent égaré, de relier ces « Histoires et disparitions dans les déserts américains » – dixit le sous-titre – à ses propres opacités. Comme si, par sa quête, Giorgio Vasta nous avait instruit sur nous-mêmes mais sans que nous sachions bien comment, ni en quoi. Il faudra revenir au point zéro, la première ligne, et recommencer à lire. Plus lentement, comme parlent les Américains qui vivent dans le désert.