Le Matricule des anges, mai 2023, par Thierry Guinhut
Ténèbres du désir
Le nouveau roman de Pierre Michon reprend le fil interrompu de La Grande Beune et s’affronte à l’impossibilité pour l’écriture d’atteindre à son trou noir.
C’est le feuilleton le plus long de la littérature contemporaine : en 1988, la NRF faisait paraître un texte de Pierre Michon intitulé L’Origine du monde. Quelque temps plus tard, rebelote avec quelques chapitres publiés simultanément dans un nouveau numéro de la NRF et dans la revue Théodore Balmoral. Six chapitres d’un livre à venir qui s’annonçait comme le grand roman de l’auteur des Vies minuscules. Une histoire de chasseurs, de grottes du côté des Eyzies, d’une Yvonne qu’on aurait pu croire empruntée au Sous le volcan de Lowry, une histoire de carpes albinos qui ont grandi sous les voûtes préhistoriques du Périgord. Et puis rien. Jusqu’en 1996 où les éditions Verdier publient La Grande Beune, roman d’une densité prodigieuse, aux phrases capables, d’une capitale à un point, de rassembler en un seul mouvement l’homme préhistorique et les camps nazis, l’écriture des hommes et les hommes d’écriture. Une merveille qui n’avait qu’un défaut : celui d’être inachevée. Le roman, issu du projet de L’Origine du monde, s’arrêtait au détour d’un sentier, une fois tournée une page qui n’aurait jamais dû être la dernière.
Dans un entretien qu’il nous avait accordé et dont la mémoire a perdu les circonstances, Pierre Michon nous disait être resté au seuil de l’acte sexuel vers quoi le livre conduisait. L’acte charnel entre son narrateur, jeune instituteur nouvellement nommé dans cette campagne de renards et de poissons d’argent, et la monumentale Yvonne auxquelles les statuettes d’Afrique ou des temps anciens semblaient rendre hommage. Un acte impossible à écrire ou dont l’écriture n’accouchait, peut-être, que de brouillons jugés bons seulement pour le feu. On connaît l’exigence de l’écrivain quant à ce qu’il peut donner ou non à lire. L’Origine du monde était-il le roman mort-né de celui qui avait rêvé pourtant d’en faire le Roman, comme Mallarmé avait rêvé du Livre ?
Voici qu’aujourd’hui les mêmes éditions Verdier publient Les Deux Beune qui est en réalité La Grande Beune augmenté de « La Petite Beune », partie manquante du livre publié en 1996. Continuité donc du récit jusqu’alors amputé écrit avec la même pâte rouge et noire, sanguine et sombre, qui fit de La Grande Beune un livre lumineux. Tout nous laisserait penser que ce texte-là a été écrit dans le même temps que La Grande Beune. Qu’il est resté, en quelque sorte, enfoui dans l’obscurité d’un tiroir, comme les carpes albinos des grottes préhistoriques. Que le temps, et l’éditeur peut-être, ont fini par convaincre leur auteur de les lâcher enfin, de nous permettre enfin de les lire. Et ce qui étonne alors, c’est de voir comment, d’une même écriture, Michon passe de la lumière à l’obscurité, pour ne pas dire aux ténèbres. Plus on avance dans la nuit et le brouillard de « La Petite Beune », plus le désir, organique, impérieux s’impose au narrateur, plus la langue acquiert une opacité sombre, épaisse, celle-là même qui nous renvoie à certains autoportraits de Rembrandt, ou plus loin encore, aux ténèbres contre quoi des hommes qui n’étaient pas encore des hommes traçaient sur des parois rocheuses le dessin des bêtes qui les hantaient. Et comment ne pas voir, dans la quête du grand Esturgeon auquel rêvent les pêcheurs de la Beune, ou dans l’obsession de la « fente» d’Yvonne qui terrasse notre narrateur, la quête chez Michon d’une écriture qui le rendrait lui, et nous avec lui, à l’origine du monde, la quête d’une écriture où il n’y aurait même pas Dieu à pouvoir prétendre. Augmenté de « La Petite Beune », le roman reste encore inachevé, quand bien même un ultime trait de lumière blanche vient y mettre un terme. Inachevé comme le désir qui circule chez les hommes depuis l’époque où ils se mirent à représenter, dans le noir des grottes, ce qu’ils convoitaient.