Le Monde des livres, 14 mai 2023, par Florence Noiville

[…] « Le peuple moldave n’a pas la mémoire courte, il n’a rien oublié de la domination soviétique et sait ce qu’il perdrait s’il retombait sous la coupe du Kremlin », explique le philosophe Marc Crépon dans son passionnant Journal de Moldavie. Ce journal, un témoignage personnel à la fois profond et concret, il l’a tenu en 1987-1988, puis en juillet 2022, après l’invasion russe de l’Ukraine. Profondément attaché à la Moldavie, qu’il a découverte comme coopérant et où il n’a cessé de retourner depuis plus de trente-cinq ans, Marc Crépon est venu à Chisinau pour une présentation de son livre à l’Alliance française. Il raconte le quotidien d’un jeune professeur, seul étranger d’Europe de l’Ouest, à l’université de Kichinev, quand le pays était encore une république socialiste soviétique. Une république périphérique certes, mais où l’oppression, même sous Gorbatchev, n’en était pas moins impitoyable. Et où enseigner Voltaire et Diderot relevait manifestement de la gageure.

« Ce journal, je devais le garder constamment sur moi », explique-t-il, tandis que nous traversons l’ancien boulevard Lénine (aujourd’hui boulevard Stefan-cel-Mare), où, tous les 9 mai, certains de ses étudiants et étudiantes défilaient au pas de l’oie, pour célébrer la victoire de la Grande Guerre patriotique. « Dans le foyer où je logeais, j’étais surveillé, ma chambre était visitée et qui sait ce qui serait arrivé à mes collègues s’il était tombé en de mauvaises mains. » Outre l’« infantilisation » des étudiants, c’est la « russification » systématique qui le frappe alors. « À quelques variantes près, le moldave et le roumain sont une seule et même langue, mais les Soviétiques avaient décrété que le moldave était une langue à part et imposé qu’on l’écrive en cyrillique », explique-t-il. Les ouvrages en roumain étaient rares dans les librairies de Kichinev, probablement écartés sur ordre du Parti communiste moldave.

Dès 1987, Marc Crépon s’interroge : « La langue ne serait-elle pas une question suffisamment explosive pour ébranler l’empire sur ses frontières ? » Aujourd’hui, cette idée lui apparaît comme une clé de compréhension : « Ce que les Russes présents sur le sol ukrainien comme sur le sol moldave n’ont jamais accepté, c’est que, après l’indépendance, leur langue ne soit plus le centre de la vie publique, politique et intellectuelle. » […]