Études, juin 2023, par Yves Leclair

Mère de lait et de miel est un roman à double fond. Son titre, qui renvoie au paradis, recèle aussi des enfers. Deux récits alternent : dans l’un, sous la forme d’un roman autobiographique, Fatima, illettrée, raconte à ses sœurs son parcours de migrante. Avec sa fille Sara, elle a quitté son village du Rif marocain pour rejoindre son mari dans une ville industrielle catalane ; elles se retrouvent perdues dans un faux eldorado où il les a abandonnées. Au témoignage kafkaïen de l’émigrée répond un second récit où Najat El Hachmi change de point de vue en racontant à la troisième personne, et rétrospectivement, l’enfance de Fatima. Recueillant ses souvenirs de petite fille, d’épouse, de mère et de grand-mère, la narratrice romancière se fait le porte-parole de la mémoire féminine de son pays : « comme une rivière qui coule lentement, en ondoyant », son écriture orale recoud le fil de sa vie au destin des «femmes » et des « mères à l’ancienne », fait de « souffrance », d’« injustice » et d’un «mensonge qui vient de loin ». Ignorantes, illettrées, prisonnières de rites qui les infériorisent, la plupart sont victimes de multiples violences. Ces annales témoignent de leur tragédie, sauf pour Sara qui choisit, telle Antigone, l’émancipation, en quittant à jamais les siens. Amère condition des femmes, pas seulement « de lait », ni « de miel », dont le récit culmine dans l’« épilogue » où Fatima désespérée adresse une lettre à sa fille, comme on jette une bouteille à une mer de larmes. Mille et une vies dont l’écrivaine, elle-même émigrée, montre les enfers obscurantistes et, en contrepoint, que l’accès des femmes au savoir et leur conquête de la liberté sont le « lait » et le « miel » du paradis.