Libération, 1er juin 2023, par Thomas Stélandre
Absolutely Nothing : le rien sifflera trois fois
Road-trip entre la Californie et la Louisiane d’un écrivain et deux photographes, partis s’enfoncer de vide en vide dans des lieux abandonnés et laissés aux seuls souvenirs cinématographiques.
Il y a d’abord cet espace laissé à l’interprétation, entre le titre (Absolutely Nothing, en anglais y compris dans la version originale) et le sous-titre (« Histoires et disparitions dans les déserts américains ») : qu’est-ce que le volume jaune (couleur des éditions Verdier, ici particulièrement à propos) s’en va raconter ? Une enquête à deux voix à la recherche des âmes volatilisées dans les espaces arides des États-Unis ? C’est la fausse route qu’on pourra éventuellement emprunter, étant donné que l’objet du road trip (8 000 km en jeep en partant de Los Angeles, de la Californie à la Louisiane, le tout en deux semaines) ne sera clairement énoncé qu’à l’issue du premier tiers : il s’agit en réalité d’un « voyage à travers des espaces abandonnés », rappelle Silva. Elle est l’une des trois personnes à participer au périple – les deux autres étant l’écrivain italien Giorgio Vasta (l’auteur du texte) et le photographe irano-américain Ramak Fazel (dont on trouve des photographies en couleur à la fin). Ses clichés à elle (en noir et blanc) ponctuent le récit, mais curieusement son nom n’apparaît pas en couverture. Écrivons-le ici : Giovanna Silva, italienne comme Vasta, présentée dans les pages comme « photographe et éditrice ».
Que retient-on du voyage ? Absolument rien ?
Un écrivain et deux photographes cheminent donc dans les déserts américains et visitent des lieux qui, d’une manière ou d’une autre, résonnent avec l’idée d’absence : lac en décomposition (Salton Sea), hippodrome à l’abandon (Phoenix), casino vétuste (Las Vegas), cimetière d’avions démantelés (désert de Mojave) Lorsque les espaces ne sont pas vides, ils disent quelque chose du storytelling dont raffole l’Amérique – ou comment combler certains gouffres par du récit. Ainsi, par exemple, de la visite de l’International UFO Museum, à Roswell (Nouveau-Mexique), où une soucoupe volante s’est – ou ne s’est pas – écrasée en 1947 (« What really happened? demande l’affiche à l’entrée du musée. You decide »). C’est, dans un ordre chronologique qui ne tiendra pas (en reflet de l’éclatement de la mémoire), « une succession de rendez-vous manqués, d’attentes déçues, de lieux imaginés qui n’existent pas ou qu’on ne trouve pas ; un voyage qui n’a pas d’origine, donc, logiquement, également, qui ne peut avoir de fin » ; un voyage « fait de phénomènes et de stupeur » qui « pourra à la limite lentement s’estomper, s’interrompre, partir en fumée ou s’évaporer comme l’eau du lac dans laquelle nous errons ».
Absolutely Nothing est un métavoyage, un voyage qui pense le voyage, en cela qu’il s’interroge sur sa finalité et les traces qu’il laisse chez ceux qui l’ont effectué. Avec la logique des songes, il avance en allers-retours, entre le temps du circuit (octobre 2013) et, en plus petits caractères, celui du regard en arrière. Un jour, en 2016, Giorgio Vasta discute en visio avec Ramak Fazel et ce dernier lui fait remarquer que « ça fait plus de deux ans que le voyage est fini » – comme pour dire : réveille-toi. Un autre, lors d’un échange avec le même Ramak et Silva, une image vient au narrateur : « Ce voyage est comme Danny, me dis-je, le petit garçon à la fin de Shining, qui pour échapper à son père armé d’une hache le poursuivant dans le labyrinthe de neige, procède à reculons, le pied dans ses propres traces, les effaçant, se cachant, disparaissant. » Le voyage, tel Danny, efface ses propres traces – et de cette manière se sauve, échappe à la capture de l’interprétation. L’écriture, en tant que démarche mémorielle, permet toutefois d’en conserver certains vestiges et vertiges. La photographie témoigne d’un langage différent, mais participe d’un même questionnement : que retient-on du voyage ? Absolument rien ?
Outre Shining, d’autres films traversent le récit. D’entrée, Giorgio Vasta voit en Venice Beach non seulement l’endroit où les Doors se sont formés, mais le décor de la séquence nocturne qui clôt Cisco Pike. « C’est comme si aux États-Unis les lieux étaient recouverts d’un glacis mythique, d’une couche fine et pourtant très résistante constituée de tous les récits qui ont mis en scène cette plage. » Les espaces deviennent alors moins vides que pleins des souvenirs de cinéma qu’ils brassent avec eux. Vasta n’était « jamais allé » à Los Angeles, et pourtant aucun dépaysement lorsqu’il intercepte les mots « Mulholland Drive » en blanc sur fond vert. La page d’après, les voici au niveau de la ville de Claremont, à quarante-cinq minutes à l’est : « Claremont, explique Ramak, fait partie de l’Inland Empire (je pense que David Lynch ne nous lâche pas, ou vice versa) » – c’est aussi à Claremont que Ben Harper est né, en 1969, et là où David Foster Wallace s’est suicidé, en 2008. Plus tard, le trio se retrouve à chanter Calling You au Bagdad Café, puis s’engage dans les pas de Gerry de Gus Van Sant. Entre-temps, en route vers Houston, « la radio diffuse Ghostbusters de Ray Parker Jr. : notre hymne, me dis-je, celui des chasseurs de fantômes ».
Le livre « trompe, s’arrange, ment »
En terre de fictions, là où Absolutely Nothing peut être une adresse (entre Los Angeles et Las Vegas, on l’indique semblet-il « à 22 miles »), le livre s’inspire de son propos. Il « trompe, s’arrange, ment », s’invente great american novel ou en tout cas tall story (comme dans Big Fish de Tim Burton : « une histoire invraisemblable », sans forcément qu’il s’agisse d’un mensonge). De même, « les personnes deviennent des personnages » : il y a ici Ramak l’affabulateur aux faux airs de George Clooney, l’aventurier à la fibre citationnelle, contre Silva la rationnelle, l’organisée. Entre les deux, comme avec chacun sur son épaule, Giorgio balance et poétise. Plus on s’enfonce, plus il se dévoile, jusqu’à la révélation, très belle, du texte-ombre qui attendait tapi, sa motivation profonde : « Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé », se dit-on en bout de course.