Le Temps, 3 juin 2023, par Isaure Hiace
« Écrire et travailler la terre ont beaucoup en commun »
Avec Lilas noir, Reinhard Kaiser-Mühlecker clôt l’histoire des Goldberger, une famille maudite à cause des crimes nazis du patriarche. De livre en livre, le romancier autrichien déploie de l’intérieur ce monde paysan qui est le sien.
Nous retrouvons Reinhard Kaiser-Mühlecker à Kirchdorf an der Krems, bourgade de Haute-Autriche où l’auteur est né en 1982. Il vit toujours dans cette région, dans la ferme familiale située à une vingtaine de kilomètres, qu’il a aujourd’hui reprise et exploite. C’est dans ce pays que se jouent tous ses romans, dont Lilas noir, la suite de Lilas rouge. Lilas rouge contait le destin d’une famille paysanne, des années 1940 à la fin du vingtième siècle, une famille maudite en raison des crimes nazis du patriarche car « l’Éternel puni[t] l’iniquité des pères sur les enfants et les enfants des enfants jusqu’à la quatrième génération ».
Lilas noir suit l’unique représentant de cette quatrième génération, le dernier descendant de la famille Goldberger : Ferdinand. Là où Lilas rouge nous donnait à voir un large panorama, dominé par les montagnes et peuplé de nombreux personnages, Lilas noir resserre le regard, « va vers l’étroitesse », explique Reinhard Kaiser-Mühlecker, et se concentre sur un seul être. Ferdinand a quitté la ferme des Goldberger et son petit village de Rosental pour s’établir à Vienne, où il travaille au ministère de l’Agriculture.
Le jeune homme mène une existence monotone, semble indifférent à tout, seul le souvenir d’une femme l’anime : Suzanne, son premier amour. Leurs retrouvailles, polluées par les tabous du passé, mèneront au suicide de cette dernière. Ferdinand reprend, dès lors, sa fuite éperdue, se rend en Bolivie, sur les traces d’un père, Paul Goldberger, qu’il n’a pas connu. Peut-il ainsi renouer avec la vie ? Ferdinand le croit, revient à Rosental prendre possession de la ferme, sans voir l’ombre des Goldberger qui plane sur lui.
« Tout est mort »
Lilas noir est un roman sur la force du destin et nous donne à voir un personnage qui tente d’y faire face, se débat mais ne peut rien. La noirceur en lui ne fait que s’épaissir jusqu’à l’envahir totalement : « Au plus intérieur de lui-même, il avait fini par se confondre avec ces ténèbres qu’il avait lui-même choisies. Il s’était réfugié de tout son être dans l’obscurité, comme s’il était possible d’y trouver son salut. » « Ce regard sur le monde » est ce qui intéresse Reinhard Kaiser-Mühlecker, « à savoir que les circonstances sont ce qu’elles sont et qu’on ne peut les changer que de manière très limitée. C’est une tâche passionnante pour l’écrivain : suivre un personnage qui a peu de possibilités à disposition, et voir ce qu’il en fera ».
Ferdinand se heurte sans cesse à son incapacité à dire. « Tout est mort, éteint », songe-t-il un jour, « et ce qu’il y a de plus éteint, ce sont les mots – que ce soient les miens ou ceux des autres. » Comme un prolongement de ce silence, il ne parvient pas non plus à aimer pleinement, vit séparé des autres par une membrane invisible. Comme tous les personnages de Reinhard Kaiser-Mühlecker, Ferdinand est irrémédiablement lié au monde paysan de ses origines, régi par ses lois, sans en être toujours conscient. Ce monde l’enferme autant qu’il lui permet d’être lui-même. Lorsqu’il revient à Rosental, qu’il n’a, en pensée, jamais quitté, Ferdinand prend plaisir à travailler cette terre, il change, et peu à peu, « ses pensées et ses actes dev[iennent] tout à fait ceux d’un Goldberger ».
Lilas noir interroge subtilement la filiation qui, dans ce monde paysan, a une force particulière : « Dans l’agriculture, on partage sa place avec d’autres qui nous ont précédés et qui ne sont peut-être même plus en vie », explique Reinhard Kaiser-Mühlecker. « Cela crée une relation très spéciale avec les ancêtres. On fait le travail en sachant qu’il y a tant d’années, quelqu’un, qu’on ne connaissait pas du tout, l’a fait aussi. C’est un lien impalpable et pourtant là, indéniable. » C’est le sens du titre du roman : les lilas sont noirs en Bolivie, près de la tombe de Paul, comme ils sont noirs à Rosental, dans la ferme de Ferdinand, comme s’il s’agissait là d’un seul et même espace, où le bourgeonnement est impossible.
Retour à la terre
Comme son personnage, Reinhard Kaiser-Mühlecker a quitté la ferme pour y revenir. À dix-neuf ans, il est parti en service civil en Bolivie où il a rencontré la littérature, d’abord par la lecture, puis par l’écriture. Son premier roman, publié à vingt-six ans, se jouait déjà dans ce coin de Haute-Autriche, où il est revenu il y a quelques années pour reprendre l’exploitation familiale. Les deux mondes dans lesquels il évolue, le monde agricole et le monde littéraire, peuvent paraître radicalement différents mais en lui, ils se lient : « Agriculteur et écrivain sont deux métiers qui ont beaucoup en commun. On les fait avec le sentiment d’être né pour cela. Et tous deux donnent naissance, au bout du compte, à des êtres, plantes ou personnages. » Il faut, bien sûr, jongler avec le temps, l’agriculture dicte les moments d’écriture, mais celle-ci irrigue toute son oeuvre.
À quarante ans, Reinhard Kaiser-Mühlecker a déjà publié dix ouvrages, dont huit romans, la forme qui lui convient car elle lui offre « le long terme » dont il a besoin et lui permet de déployer ses incroyables talents de conteur. « Raconter est la chose la plus importante pour moi, probablement parce que dans mon enfance, je n’entendais pas d’histoires, pas de récits, cela m’a toujours manqué […] Évidemment, quand on écrit, on part de soi-même, de ses problèmes, ses expériences, mais je ne veux pas que cela figure directement dans un livre, je veux que cela se transforme d’une manière ou d’une autre, en moi d’abord, par l’imagination. Il faut que cela me surprenne. »
La forme longue
Dans cette forme, sa langue peut se déployer dans toute sa beauté. Une langue aux images puissantes dans les descriptions, sensuelles, de la nature et qui se balade dans le temps et l’espace avec une agilité déconcertante. Comme lorsque Ferdinand découvre les terres boliviennes où son père a vécu : « Avaient-elles jamais connu autre chose que l’ardeur du soleil, le frisson de la pluie, la caresse de ce vent qui les balayait en rafales, parfois brûlantes, parfois plus fraîches ? » La traduction d’Olivier Le Lay fait merveille en réussissant à rendre ce rythme si particulier, à faire entendre une voix.
Reinhard Kaiser-Mühlecker écrit de manière intuitive, « fai[t] confiance à ce qui est là. Parfois ce sont des images, parfois des dialogues ou des sensations, que j’essaie de traduire […] dans une langue qui est la mienne. J’y pense beaucoup car nous vivons dans un monde où le langage n’a pas de sens, où le langage, c’est de l’information. » Une voix qui nous plonge dans ce monde paysan familial, celui des petites exploitations, qu’il connaît intimement et qui lentement disparaît. C’est dans cet espace que s’enracine toute son œuvre, qu’il le veuille ou non : « C’est mon destin, je ne peux pas écrire sur d’autres endroits. Mon devoir est de faire le mieux possible avec ce qui m’est donné […] Avec l’écriture et l’agriculture, j’ai trouvé mon chemin. »