Le Temps, 10 juin 2023, par Jérôme Orsoni

Dans les marges du rêve américain

Un périple de 8 000 km dans les déserts de l’Arizona, du Nouveau-Mexique et du Texas : entre ruines et rencontres improbables, Giorgio Vasta et le photographe Ramak Fazel élaborent une cartographie du vide.

Au début de son Voyage en Orient, dans une prose qui devait inspirer à Baudelaire l’un de ses plus fameux poèmes, Gérard de Nerval écrivait à propos de Cythère, où il ne mit sans doute jamais les pieds : « Voilà mon rêve… et voici mon réveil ! Le ciel et la mer sont toujours là ; le ciel d’Orient, la mer d’Ionie se donnent chaque matin le saint baiser d’amour ; mais la terre est morte, morte sous la main de l’homme, et les dieux se sont envolés ! »

Plus modeste, et un peu plus prosaïque aussi, Absolutely Nothing. Histoires et disparitions dans les déserts américains, de l’écrivain italien Giorgio Vasta, s’ouvre sur le rêve d’un cambriolage : quelque chose a été volé à l’auteur, mais il ne sait pas quoi. Telle est l’énigme de départ de cette espèce de road-movie littéraire à trois écrit par Vasta en compagnie de Silva, éditrice et organisatrice du voyage, sorte de sibylle postmoderne, et Ramak Fazel, photographe en couleurs, à propos de qui on pourrait dire que « l’œil était dans la tombe et regardait caha ».

Là où le désert avance

De la Californie à la Louisiane, en passant par Las Vegas, traversant les étendues métaphysiques de l’Arizona, du Nouveau-Mexique et du Texas, Absolutely Nothing est un périple en 4 x 4 (prêté par une grande marque de voiture) long de quelque 8 000 kilomètres. Journal de voyage, donc, mais aussi fiction, méditation sur l’Amérique, « récit qui avant tout imagine, trompe, s’arrange, ment », ponctué de dialogues intelligents et cultivés entre les protagonistes, Absolutely Nothing est une dérive mécanique dans les marges du rêve américain, là où chaque jour, le désert avance.

Exploration du territoire, de ce qu’il révèle de notre inconscient, de notre imaginaire, dans le vide, l’abandon, les ruines qui sont comme l’écran plat où nous projetons nos fantasmes, le récit découvre que tout est recouvert d’un « glacis mythique ». Échecs (4 x 4 ensablé), bizarreries (boutique Prada dans le désert), rencontres (un moine ou le leader de ZZ Top), etc., si tout semble conforme à l’idée que l’on se fait d’un voyage décalé et conscient de lui-même, quelque chose semble manquer, s’ouvrir comme un trou béant dans ce rien absolu : le fantôme de Robert Smithson.

Le père du land art (sa mère serait Nancy Holt), dont l’absence est omniprésente dans ces pages, hante l’ouvrage. Car, c’est Smithson, en effet, qui, en 1967, au cours de sa « visite des monuments de Passaic » (sa ville natale et banale où précisément il n’y a pas de monuments), dans une énumération de noms propres qui préfigure celle qu’on retrouve dans la rhétorique de Vasta, décrivit ce qu’il appelait le « panorama zéro » qui contient des « ruines à l’envers ». Ces ruines, écrivait Smithson, contrairement aux ruines romantiques, ne tombent pas après avoir été bâties, mais poussent littéralement en ruine; et l’Amérique est cet immense paysage où tout est toujours déjà effondré.

Faisant cette connexion manquante, au-delà de l’explication autobiographique que l’auteur donne dans son ouvrage, nous sommes peut-être en mesure de comprendre, dès lors, ce qui a été volé à Vasta : l’exotisme que Nerval pouvait encore aller chercher en Orient, mais qui est désormais introuvable pour nous, Européens. Toujours absent de nos pérégrinations, cet exotisme, aussi loin que nous allions le chercher, c’est toujours la même chose que nous trouvons: absolument rien.