Libération, 17 juin 2023, par Thomas Stélandre

Luba Jurgenson, en écrivant, en traduisant

Deux textes aux accents personnels.

On ne naît pas traductrice, on le devient. Comment, pourquoi le devient-on : c’est le principe de la collection « Contrebande » des éditions de la Contre Allée, laquelle invite des traducteurs et des traductrices à parler de leur travail, chacun avec son propre vécu. Dans Sur les bouts de la langue, en 2021, Noémie Grunenwald (traductrice de l’anglais, de Dorothy Allison ou bell hooks) explorait par exemple les enjeux féministes de la traduction en mêlant réflexion théorique et récit personnel. Dans Sortir de chez soi, Luba Jurgenson (traductrice du russe vers le français, de Marina Tsvetaïeva, Varlam Chalamov ou Vassili Grossman) partage à son tour son expérience en partant d’une spécificité (« étrangeté », dit-elle) : née à Moscou en 1958, elle traduit du russe, sa « langue maternelle », vers le français, sa « langue d’adoption » – or on fait généralement l’inverse : « On ne traduit que vers sa langue maternelle », « tous » le lui ont dit. En prenant le sens contraire, Luba Jurgenson est ainsi « sortie de chez elle », sortie qui correspondait aussi à une entrée – dans la langue française (apprentissage commencé vers l’âge de huit ans pour quitter l’URSS), puis dans la culture du pays (elle vit à Paris depuis 1975, où elle est également enseignante à la Sorbonne et écrivaine).

Bruits du monde

On ne naît pas traductrice et, dans l’imaginaire collectif, on rêve rarement de l’être quand on est enfant. « Il y a des vocations de poète, d’artiste, qui s’éveillent tôt, écrit Jurgenson. Il n’y a pas de vocation de traducteur. Ce n’est pas une vocation mais un devoir (et donc, l’âme). L’âme de la langue en appelle au sens de la responsabilité. » Traduire – il s’agit de dénouer la pelote en organisant sa pensée –, c’est et ce n’est pas plusieurs choses. C’est « déboulonner le texte. L’ouvrir. Le mettre à nu. Mesurer, tailler ». C’est « comme marcher sur un chemin qui bougerait en même temps que vous». Marcher doit également s’entendre au sens littéral : « Pour traduire des vers, je dois sortir dans la rue. » Bouger, entendre les bruits du monde, les gens qui parlent dans le bus ; se mettre en mouvement, traverser la ville et être traversée. Traduire, c’est une activité physique et certaines images de Luba Jurgenson sont à cet égard très parlantes. Au temps du premier confinement, pendant sa promenade quotidienne, elle se triturait les méninges sur un poème de 1920 d’Ossip Mandelstam. Pour assurer le passage d’une langue à l’autre, pas le choix : « Je dois tordre le poème. Je ne peux pas le réussir “tout droit”. »

Autre distinction, effectuée par celle qui pratique les deux activités : « Écrire : s’abandonner. Traduire : se contenir. »(De façon contradictoire et amusante, l’essai narratif de Noémie Grunenwald sur son travail de traductrice s’ouvrait sur la nécessité suivante : « D’abord, s’abandonner. ») Avec le sien, Luba Jurgenson fait de ses traductions (se contenir) une matière d’écriture (d’abandon). Cherchant à rendre six vers de Vladislav Khodassevitch de 1922 (où se pose « en chute » la question d’une défenestration nocturne ou diurne), la voilà qui s’interroge : « Y a-t-il plus de suicides au petit matin ou à la tombée du jour ? » La suite, c’est de la littérature (et du jeu avec la langue) : « Peut-être, quand le jour tombe, a-t-on envie de tomber avec lui. Peut-être, quand le jour se lève, a-t-on envie de tomber à sa rencontre. » Finalement, là encore, il faut trancher, sans fermer : « Si je disais simplement : il faisait nuit ? »

« Je me suis construit des échafaudages »

Dans le récit Quand nous nous sommes réveillés, publié quasi simultanément chez Verdier, Jurgenson revit la nuit du 24 février 2022, lorsque débuta l’invasion de l’Ukraine par la Russie. « Les frontières sont des animaux nocturnes, elles bougent pendant que nous dormons. Il faudrait toujours veiller. » Avec la même adresse dans le glissement, on avance par rêves, réflexions, souvenirs, extraits de textes. Ici, maintenant, les gens sortent de chez eux et ils paraissent heureux : « Que faites-vous ? Ne savez-vous pas qu’il y a la guerre ? » a envie de crier la narratrice. Au lieu de ça, elle écrit, rappelle des faits, cherche à comprendre et se heurte à l’inconcevable. « Je me suis construit des “échafaudages”. À présent, ils s’effondrent. »Les deux livres, une centaine de pages chacun, ont été écrits à presque deux ans d’écart, l’un à la suite des confinements de 2020, l’autre en 2022. Leur parution au même moment est un hasard du calendrier éditorial, mais le hasard tombe bien.