Les Lettres françaises, juin 2023, Pierre Gelin-Monastier

Lilas noir : fin d’une malédiction, naissance d’une promesse

Que manquait-il à Lilas rouge, paru en France en 2021 (et en 2012 en Autriche), pour qu’il faille ajouter un complément ? Rien. Ce roman se tient comme une montagne littéraire insubmersible, un chef-d’œuvre romanesque et mémoriel dont nous nous sommes fait l’écho enthousiaste ici-même en son temps, au point que nous étions dubitatif au moment d’ouvrir son complément, Lilas noir, comme si nous étions face à une excroissance superfétatoire à la manière de ces piètres suites cinématographiques qu’on pourrait résumer en un seul et unique slogan : « Lilas rouge 2, le retour ». Mais c’eut été oublier trop vite le talent de Reinhard Kaiser-Mühlecker qui a su écrire une belle conclusion à sa saga familiale sans dévoyer l’œuvre précédente : nous suivons la vie de Ferdinand Goldberger, ultime rejeton de cette famille à la malédiction incertaine et à la destinée pourtant impitoyable, de la Bolivie, où son père a vécu dans le secret, y mourant dans des circonstances étranges, à la ferme de Rosental, en Haute-Autriche, où son arrière-grand-père s’était installé il y a près de soixante-dix ans après avoir dû fuir sa région originelle à la suite de sa collaboration avec le régime nazi.

Il y a bien des manières d’aborder l’Histoire, de l’Antiquité qui a vu fleurir les récits et les mythes jusqu’à une certaine historiographie moderne qui a privilégié les documents et les traces palpables. Sans nier ces deux méthodologies, les Juifs les ont toujours ordonnées à un principe supérieur : l’Histoire se raconte par l’engendrement, comme en témoignent les généalogies qui scandent la Torah et les alliances successives. Reinhard Kaiser-Mühlecker s’inscrit dans cette dynamique : la recherche des traces écrites du passé – la vie du père de Ferdinand en Bolivie, le cadastre de la ferme de Rosental, etc. – aussi bien que le récit de l’existence du héros s’inscrivent totalement dans la filiation c’est-à-dire, en filigrane, dans cette malédiction diffuse qui semble se transmettre par le sexe et le sang.

La chute est annoncée très tôt dans le second roman ; on pourrait presque affirmer qu’elle l’est dès le titre même : le lilas a perdu son « écorce claire », il prend la forme en Bolivie de « deux arbrisseaux […] aux branches défeuillées, à l’écorce noirâtre, et dont la croissance semblait s’être arrêtée », de sorte que Ferdinand ne les reconnaît pas ; lui, le spécialiste de la terre, en nie même dorénavant l’existence quand le lecteur sait ce qu’il en est. À la fin du roman, le mal a gagné la ferme de Rosental : les lilas plantés par son aïeule ne donnent plus de bourgeon, « l’écorce des arbustes était de surcroît devenue noire ». Soixante-dix ans – le temps nécessaire à l’anéantissement du crime, à la fin du péché, à l’expiation, au retour de la justice éternelle, selon la prophétie de Dieu dans les livres de Jérémie et de Daniel : « Quand soixante-dix ans seront écoulés pour Babylone, je m’occuperai de vous et j’accomplirai pour vous mes promesses concernant votre retour en ce lieu » (Jér. 29:10). Au contraire des récits bibliques, il n’est toutefois guère question de pardon, encore moins de la venue d’un quelconque Messie. « Tout allait bien, car désormais c’était enfin terminé », constate Thomas, l’oncle de Ferdinand, mais cette fin même vaut condamnation à la réclusion à perpétuité : c’est terminé en même temps qu’il n’est plus d’engendrement. Dieu est le grand absent, l’homme est un mort en sursis. L’écrivain autrichien de langue allemande s’impose incontestablement comme l’un des plus grands romanciers de son temps, par cette langue qui ne semble jamais s’épuiser, servie en cela par l’excellente traduction d’Olivier Le Lay, par ce souffle qui puise aux entrailles de l’humanité pour jaillir singulièrement dans des trajectoires individuelles. En deux romans publiés par les éditions Verdier, les lecteurs francophones peuvent dorénavant mesurer l’ampleur d’une œuvre dont il reste toujours à découvrir des pans entiers, Reinhard Kaiser-Mühlecker, tout jeune quadragénaire, ayant déjà publié près d’une dizaine d’œuvres dans son pays. Voilà qui résonne comme une promesse, toute malédiction achevée.