Philosophie magazine, juillet 2023, par Martin Legros
Un écrivain a-t-il le droit et même le pouvoir de faire totalement fi de son temps ? C’est la question qu’on ne peut manquer de se poser à la lecture du dernier texte, aussi époustouflant que troublant, de Pierre Michon. Ce court récit, suite donnée à un premier, paru en 1996 sous le titre La Grande Beune, narre le séjour d’un jeune instituteur dans un village du Périgord, au bord des rivières de la Petite et de la Grande Beune, et des grottes préhistoriques des environs de Lascaux, où il s’éprend éperdument d’Yvonne, buraliste de vingt ans de plus que lui sur laquelle il projette ses fantasmes érotiques les plus débridés. Le texte creuse dans une langue, un style et un rythme très travaillés, la question du désir sexuel. Mais il le fait sous un mode qui heurte frontalement l’esprit du temps. Dans le scénario sexuel de Michon, la Préhistoire, et la question de l’origine de l’humanité, ainsi que la chasse et la pêche, et la question de l’animalité, doublent en permanence l’intrigue contemporaine entre l’instituteur et sa buraliste. Comme si dans leurs « vies minuscules » d’aujourd’hui, Pierre et Yvonne étaient voués à rejouer la découverte fascinée du désir et de la sexualité par le premier homme et la première femme.
L’homme et la femme apparaissent ici comme deux espèces différentes, aimantées l’une vers l’autre par l’abîme que creuse leur différence anatomique : l’homme est un chasseur possédé, et son phallus un « silex » qui taille son empreinte dans le corps de la femme. Celle-ci apparaît tantôt comme une « reine » inatteignable et intouchable, tantôt comme une proie au regard « affolé », « une chienne » qu’il faut « prendre » et « fourrer » sur un carré de béton comme sur le flipper d’un café.
Michon ignore superbement les bouleversements des relations entre les hommes et les femmes dont nous sommes les contemporains, et l’on en vient même à penser que par la distance vis-à-vis de ces transformations, il entend manifester sa souveraineté d’écrivain. Disons-le franchement, aucun autre écrivain contemporain ne pourrait aujourd’hui écrire ce qu’il écrit à propos du sexe, sans passer pour le dernier des réac’. En refermant son récit, on en vient cependant à se demander si c’est notre nouveau discours amoureux, tel ce Kärcher avec lequel deux personnages du récit ont effacé les dessins d’une caverne, qui a privé la sexualité de sa dramaturgie archaïque ? Ou si cette dramaturgie appartient à un temps révolu et que sur les parois blanchies de la grotte de demain, un nouveau scénario sexuel est en train de naître qui attend encore d’être mis en images et en mots ?