Le Monde, 14 août 2023, entretien réalisé par Nicolas Truong
Directrice de recherche au CNRS, directrice d’études à l’EHESS et autrice de Respire, Marielle Macé intervient dans de nombreux lieux de pensée.
Les festivals comme Agir pour le vivant sont-ils des espaces de respiration ?
Oui, peut-être avant tout parce que ce sont des moments collectifs, et qu’on y partage les réflexions et les livres sur un autre rythme. Notamment l’été, avec un public qui revient souvent d’année en année, dans un moment de répit, si possible à l’air libre. On prend le temps d’échanger, on honore une sorte de rendez-vous avec la pensée, avec l’état du monde, mais aussi avec les lieux, les amis, les habitudes. On vit quelques jours dans des paysages dont on devient familier, on s’attache aux lieux, aux gens, on se côtoie, on montre un autre visage, on se laisse transformer… Et puis, ce sont des espaces élargis, dans lesquels les sciences humaines s’ouvrent et se confrontent à la littérature. Dans mon cas, ce fut l’occasion du passage à l’écriture : c’est au Banquet du livre de Lagrasse que je suis devenue écrivaine. Et à Agir pour le vivant, j’essaie de faire entrer la littérature, la poésie dans le débat. Par exemple pour faire le diagnostic de toutes nos suffocations.
Pourquoi la crise que nous vivons est-elle respiratoire ?
Parce qu’une atmosphère assez irrespirable est en train de devenir notre milieu ordinaire. L’industrialisation à outrance, les rejets toxiques, la crise climatique qui en résulte nous ont fait entrer dans une nouvelle condition atmosphérique. Les allergies respiratoires explosent. L’été est suffocant, les sols sont asphyxiés, le monde est en surchauffe. Les vies aussi sont en surchauffe : on s’essouffle, et il serait temps de politiser nos fatigues. D’autant que les pollutions font avant tout leur chemin vers les poumons des plus pauvres.
Et l’irrespirable est devenu une dimension de nos expériences politiques, traversées de violences et de mépris – c’est le sens qu’a pris ce cri entendu dans la bouche d’Éric Garner, mort sous le genou d’un policier à New York en juillet 2014, puis de George Floyd en 2020 : « I can’t breathe » (« je ne peux pas respirer »). Or respirer, c’est prendre part au monde. Avec la mise à mal de la respiration, c’est toute cette participation qui est blessée.
Dans quelle mesure l’écriture peut-elle permettre d’échapper à cette suffocation ?
En tentant d’être inspirante et respirante. En luttant contre les discours péremptoires, vides de toute solidarité, tous ces discours qui font taire, qui dégoûtent de la vie et contribuent à l’irrespirable. Car je suis convaincue que c’est aussi le soin pris à la parole et à ce qu’on s’y réserve les uns aux autres qui donne à respirer. Cette participation atmosphérique que j’essaie de mettre en lumière dans Respire concerne tout ce qu’on met dans le monde et entre nous, jusqu’à notre parole, qui irrigue ou pollue un peu plus. Pour ma part, je cherche ça dans un équilibre de colère et de calme, de douceur même, dans des textes exposés, fervents, faits pour soutenir en nous (en moi aussi) la respiration.