Libération, 23 août 2023, par Rodolphe Dourouni et Wassila Belhacine

Avec Respire, Marielle Macé redonne du souffle

Dans un contexte anxiogène de péril climatique et social, ce texte court et incisif est une bouffée d’air sur le rapport à autrui et le vivre-ensemble.

Depuis le début du mois de juillet, les records mondiaux de température flambent et la Terre suffoque. Les mégafeux, de la Russie au Canada en passant par la Grèce et la Sicile, dégradent les climats et rendent nos vies atmosphériques de plus en plus « irrespirables ». Dans ce contexte étouffant, Marielle Macé se propose d’explorer, dans un vif essai nommé Respire, l’arrière-fond à la fois intime et universel de toutes nos activités humaines : la respiration. Le sujet semble bien prosaïque : après tout, chacun sait ce que c’est que de respirer, longuement ou avec vivacité, à pleine poitrine ou avec peine.

Mais pour Marielle Macé cette expérience-réflexe de la respiration ne saurait être réduite à la ventilation d’un corps isolé, et sa nécessité physiologique. Ce court opus tente de construire une écologie du souffle en réaffirmant notre condition de « respirant » : « La respiration n’est pas seulement un rendez-vous du corps individuel avec son environnement immédiat. » Dans le style des phénoménologues, elle fait de ce recommencement presque inconscient, le mouvement répété de notre insertion au monde, « un échange qui tient serrés les fils nouant les corps à l’état réel des milieux de vie ». Par le souffle organique, dedans et dehors, univers propre et univers commun entrent en relation, et ce sans s’annuler : « Chacun prend le monde et le rend, mord dans l’air et le recrache, dans une sorte de compost atmosphérique. » Prenant pour exemple ce troc cosmique qui lie les expirations gazeuses des végétaux à la possibilité même d’une vie animale, Marielle Macé ne cherche pas à démontrer notre servitude aux grandes forêts primaires. Il s’agit plutôt de souligner que les vivants, loin d’être ces souverains «maîtres et possesseurs de la nature» ne vivent que par participation : « On vit […] par, parmi et à travers » des interactions reçues d’autres vivants, humains et non-humains.

Paysage contaminé

En inscrivant nos corps dans une dépendance poreuse avec les atmosphères climatiques, mais aussi sociales et politiques, la respiration sert à Macé de guide sifflant les asphyxies de notre époque. Faisant retour sur sa propre histoire, des atmosphères intoxiquées de Paimbœuf (commune de son enfance) dans l’estuaire de la Loire, l’autrice ausculte notre nouvelle condition respiratoire, celle d’un temps où depuis deux siècles l’appareillage de nos modes de vie et de consommation étrangle nos aspirations à un futur supportable. Le lien concret entre la respiration et l’état du monde, notre participation commune à un air pollué fragilise les organismes. Ce paysage contaminé rend nos corps déréglés et hypersensibles : dans quinze ans, rapporte-t-elle, la moitié de la population française souffrira d’allergies lourdes. Témoin des inflammations de son père boulanger, elle décrit comment les pathologies respiratoires s’accumulent sur le corps des plus démunis. L’habitat précaire et la proximité des sources polluantes imprègnent les poumons des travailleurs, noircissent les bronches, irritent les larynx. Cette inégale exposition à l’irrespirable agit ainsi comme une « traduction atmosphérique de la lutte des classes ».

Cette « inflammation globale » s’étend également à ce que l’on souffle, murmure, exprime aux autres. L’irrespirable se déploie « en phrases », engloutit et rend corrosive la parole même. L’invasion d’une langue du parler faux, fait de «petites» phrases pourries – et d’invitations à traverser la rue – asphyxie l’espace public, la respiration commune suffoque : « Ces manières de parler faux, dans l’espace public et politique, mais aussi dans nos échanges, maltraitent nos liens et éloignent toute idée de solidarité. »

« Milieu partagé et vulnérable »

Respire l’amène à faire retour sur ces milieux, ces liens et ces fraternités qui nous amènent à désirer, nous animent, en bref nous redonnent de l’air. Elle insiste ainsi sur la nécessite d’apporter du soin à ces « vapeurs de phrases et ces gouttelettes de sens » qui tissent un « milieu partagé et vulnérable » entre nous et dans le monde. La parole soignée, composée de phrases et signes « forgés au feu du cœur », insuffle des climats alternatifs, des airs plus fraternels. « La sincérité, la réalité d’une adresse, la présence aux autres dans toutes les paroles, font partie de ce qui peut rendre l’air plus respirable. » Ainsi, la lutte pour la justice sociale, porteuse d’espérances se comprend donc avant tout comme un temps de respiration collective, une « conspiration » où chacun décide enfin de « jeter ses forces vers un même but ». Alors que des atmosphères irrespirables deviennent nos milieux ordinaires, renouer avec le souffle de l’autre, va nécessairement de pair avec la défense d’un droit à une « vie respirable ».