Le Temps, 26 août 2023, par Salomé Kiner

Les régals d’une langue perdue

Élise Goldberg réinvente le récit familial en célébrant le yiddish et la cuisine ashkénaze dans un premier roman mélancolique et savoureux.

Certaines nourritures entretiennent la mémoire. C’est vrai du chocolat, du thé vert et des fruits rouges, riches en antioxydants. Cette prescription diverge dans la famille d’Élise Goldberg, où les souvenirs s’entretiennent à coups de « gehakte leyber », foie haché grumeleux, de « galekh », pied de veau en gelée que l’autrice compare à « la surface sale d’un lac gelé » et de « vinter kompot » aux pommes et aux pruneaux. Des menus à dominante grise et marron, où la quantité l’emporte sur la sapidité, et qu’Élise Goldberg décrit esthétiquement comme « les créations de pâte à modeler d’un enfant de cinq ans érigées en art ».

L’autrice fréquente la cuisine ashkénaze depuis l’enfance. Les jours de fête chez ses grands-parents avec un gâteau au fromage, en croquant des cornichons devant un épisode de Columbo avec son père, en regardant sa mère se démener pour vider les entrailles d’un poisson. Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie, nous dit le titre de ce premier roman. Il faudrait donc avoir baigné dans la culture yiddish, mastiqué les lambeaux de ses mondes révolus et pleuré sur la tombe des ancêtres qui savaient fredonner ses airs pour s’émouvoir de cette gastronomie « beigeasse ».

Or rien de cela n’est nécessaire pour goûter au récit que ces plats inspirent à Élise Goldberg, émue par « leur rareté ou la disparition qui les guette ». Pour faire acte d’héritage et de transmission, pour parler des vies éclatées par la Seconde Guerre mondiale, la Shoah et l’Union soviétique, pour reconstituer les identités démembrées par les exils et la glottophagie, les patronymes déformés et les photos manquantes, cette Française d’origine polonaise nous ouvre son frigo. Elle l’a reçu de son grand-père et il empeste le chou blanc, mais leur cohabitation dure depuis vingt ans: cet objet transitionnel garde l’histoire familiale au frais.

Anti-manuel de gastronomie

Parler cuisine n’est pas anodin quand on vient d’un peuple qui a connu la faim et le déracinement. C’est encore plus subtil quand cette gastronomie s’exprime dans une langue presque anéantie, qui conserve peu de traces écrites. Élise Goldberg s’accommode gracieusement de ces contraintes, transformant ce récit sensible en anti-manuel de gastronomie et en guide poétique de conversation yiddish. Sur le même sujet, on se souvient du Festin Sauvage, de la Minsk soviétique au Brooklyn d’aujourd’hui, le récit et les recettes de cuisine d’une famille juive athée, de Boris Fishman (Noir sur Blanc, 2022) ou des films de la documentariste Anne Georget, Les Recettes de Mina, Terezin 1944 puis Festins imaginaires, qui retraçaient l’histoire des carnets de recettes de déportés : lutter contre la faim, c’est lutter contre la fin. Si la gastronomie est au cœur d’une bonne partie de la littérature juive, c’est aussi parce que la table est un lieu de rassemblement – celui où les absents se font particulièrement remarquer.

Le pain de l’exil

Pour colmater ces béances, Élise Goldberg s’en remet à l’humour, une panacée juive qui s’accommode à toutes les sauces et se déguste sur du pain azyme, « ces tôles ondulées qui heurtent les gencives, sans goût, pas commodes à tartiner […] ce pain plat d’exil et d’exode ». Ses grands-parents n’ont pas quitté l’Égypte, mais la Pologne. Ce pain, aussi peu savoureux soit-il, a conservé ses propriétés du Kirghizistan à la Sibérie, des camps français d’internement de Vittel à la Palestine et jusqu’à leurs appartements parisiens : un semblant de continuité, un ersatz d’identité. « Cuisiner est l’activité la plus sédentaire qui soit », déclare ironiquement l’autrice, elle-même phobique du voyage.