Études, septembre 2023, par Didier Pourquery
Comment faire vivre l’Europe, la faire respirer et rêver, s’élargir encore jusqu’à intégrer un jour l’Albanie, comme l’imagine ici Robert Menasse ? L’écrivain a développé dans son œuvre un regard critique sur la politique de son pays et sur celle de l’Union européenne, en particulier dans La Capitale (Verdier, 2019), roman savoureux sur la Commission européenne. Dans la nouvelle galerie de personnages qu’il crée, à côté d’Adam, Polonais issu de la résistance au communisme terrifié par l’évolution de son pays, de Karl l’Autrichien, juriste dont la famille porte de lourds secrets et d’autres eurocrates plus ou moins gris, frustrés ou transparents, on rencontre Baia, Ismaïl, Fate, Ylbere, venus d’un pays qu’on voit à peine sur la carte de l’Europe, l’Albanie. Experte en droit comparé, porte-parole dépassé ou poète devenu communicant, tous sont inclassables et profondément marqués par l’histoire de leur pays. Tout est drame dans ces destins, mais tout est rêve aussi, rêve d’une Europe qui donnerait un sens aux errements sanglants dont sortent les Albanais. Le roman raconte l’Europe des idéalistes, des cyniques et des mafieux ; celle des ressources minières d’une Albanie aux tropismes chinois ; celle des contradictions politiques impossibles à démêler tout là-bas à Bruxelles. Comment faire vivre cet espace où les « illibéraux » et les démocraties molles tentent de cohabiter, tandis que des pays marginalisés brûlent de la rejoindre ? L’absurde, sous la forme d’une chèvre sur un navire de luxe, par exemple, n’est jamais loin. Mais Menasse nous montre que, aux marges, le rêve d’Europe est toujours vivant et qu’il faut y aller puiser des idées un peu folles pour le revivifier et l’élargir encore.