L’Alsace, 2 septembre 2023, par Jacques Lindecker
La langue des fantômes
[…] Antoine Wauters remonte […] le temps dans Le Plus Court Chemin. Par bribes, et « marqué à vie par ce monde presque disparu », il revient dans ce petit village d’Ardenne belge où il a vécu jusqu’à ses dix-huit ans. « Tout ce que j’écris vient de là : des quelques mètres carrés du hangar à poules de Papou, de l’odeur des fraises qu’il cultivait derrière l’église, […] des sillons à foins de la ferme de Jacques Martin, des bêtes sachant d’instinct trouver le bonheur, des machines agricoles défoncées par l’usage, dans le purin. »
Ce n’était pas la misère, maman enseignait l’anglais et le néerlandais (avant d’arrêter pour se consacrer à sa famille) et papa – une force de la nature – était banquier. « Parce qu’on était chrétiens, les autres avaient toujours la primauté sur nous. » On ne se mettait pas en avant, point barre. Se trouvaient là Charles, le frère jumeau, qui a pourtant « toujours été comme un frère aîné pour moi », Lorraine, la petite sœur, Pépé, muré dans son silence et son garage, Mémé, qui ne jette rien, des oncles flamands hauts en couleur, les enseignants (la gentille Madame Boline, la hurlante Madame Cheval), etc.
Une enfance de peu de mots exprimés (mais en racontant des histoires à sa poupée Mary, à créer des centaines de personnages, sans jamais en parler), l’adolescence « extraordinairement colérique (parce que « j’étais surtout extraordinairement inquiet »), comme sauvé par la pratique de l’athlétisme. Des années quatre-vingt, « un espace de douceur et de cruauté, […] avant que tout se mette à trembler et à aller très vite. » Avant aussi « que la vie prenne la forme d’une farce » quand se met à souffler le vent de la discorde entre les parents, « la farce de gosses projetés dans de nouvelles maisons. » Un hymne nostalgique (« La nostalgie, c’est un applaudissement du passé. Dans une main, il y a des larmes. Dans l’autre, beaucoup de joie. » ). Mais pas que.
Antoine Wauters dit aussi et comme rarement on l’a creusé le mystère de l’écriture. « Le cri, le tu, le chant, la morsure, le chaos. Et s’il ne s’agissait que de ça ? Tenter de laisser ressurgir, dans tout ce qu’on écrit, ce que la faculté de nommer nous a pris ? » Ou ceci, encore : Écrire, « c’est se traverser de part en part en acceptant tout ce que l’on croisera, tout ce que l’on touchera du doigt et que l’on entendra. Même ce qu’il y a de plus terrible. Car cela, il faudra parvenir à l’aimer. »