Le Soir, 23 septembre 2023, entretien réalisé par Jean-Claude Vantroyen

« Écrire, c’est accueillir en nous l’altérité »

Le Plus Court Chemin est un des grands livres de cette rentrée. Antoine Wauters y délivre des fragments de souvenirs, de réflexions sur son itinéraire, sur l’écriture, sur la vie. À chaque page, on s’arrête, on sourit, on réfléchit.

L’acteur belge Yannick Renier a lu des extraits de ce Plus Court Chemin à l’Intime Festival de Namur, en août. « Tout est touchant », disait-il. « L’enfance, la vie dans son village avec son père, sa mère, son frère, sa petite sœur. Ses réflexions sur l’écriture, fortes, pointues, complexes. Son propre chemin. Son rapport à la mort et au vivre. » À chaque page de ce livre, on a en effet envie de relire une phrase, de la savourer dans la bouche, de goûter la beauté des mots et leur rythme. De réfléchir, de méditer. Antoine Wauters se dévoile dans son livre. Mais il nous place aussi devant un miroir. S’il parle de lui, c’est à nous qu’il s’adresse. Pour notre plus grand plaisir et notre plus grand bénéfice. Parce que, à chaque page aussi, on se dit : j’y reviendrai. En fait, le meilleur moyen de le lire, ce livre, c’est sans doute de le laisser sur la table de nuit, et d’en lire une page ou deux chaque soir.

Entretien

L’écriture comme le plus court chemin, mais vers quoi ? La mémoire, la vie, vers la multiplicité des voies qui vous habitent.

C’est ça. Puis aussi vers toutes ces strates de nos existences qui ont tendance à disparaître. Vers la présence de mes grands-parents, de mes oncles flamands, de toutes ces personnes qui ont joué un rôle important dans ma vie et qui ne sont plus là. Écrire, c’est une manière de rejoindre cette dimension de nos vies qui, avec le temps, s’éloignent de nous. Et c’est une forme de raccourci pour se reconnecter à cette mémoire de l’enfance, cette mémoire des lieux, cette mémoire des voix qui nous ont traversés quand on était plus jeune, ces accents propres à certaines régions. C’est une part d’invisible. Et la littérature est une voix prodigieuse pour se rapprocher de ce qui nous constitue humainement, sur un plan qui n’est pas totalement matériel. Ce qui nous est transmis par nos ancêtres, par la voix, par les gestes, par des valeurs.

Il y a beaucoup de nostalgie dans votre livre.

J’ai parfois l’impression que pour soigner notre présent et notre avenir, il nous faut du passé, il nous faut revenir à des valeurs anciennes, des savoir-faire qui remontent à des générations précédentes, au mode de vie de mes oncles, de mes grands-pères, de mon parrain, de mes parents aussi. Il y avait là un rapport à une certaine lenteur, une manière d’être au monde qui me semblait vraiment intéressante. Quand je me tourne vers la façon que mes grands-parents avaient de vivre, comment mon grand-père cultivait son jardin, tout ça, moi, ça me parle, ça m’inspire. Le passé n’est pas seulement un lieu qui éveille une forme de nostalgie : ça peut être un principe moteur. Ne peut-on pas se saisir des enjeux d’aujourd’hui en essayant de nous reconnecter à une manière de faire qu’on a un peu perdue ? S’attarder plus sur les choses, creuser en profondeur plutôt que de surfer.

Vous avez aussi un regard sur vous-même. Sur le geste d’écrire et comment vous y êtes arrivé. Vous avez eu besoin de mieux vous comprendre ?

Peut-être un peu. Ça part d’un sentiment de dispersion. Quand j’ai commencé à écrire le livre, j’approchais de mes quarante ans. J’avais envie de faire une sorte de bilan. J’écris depuis vingt ans maintenant. Qu’est-ce que ma vie aurait donné si je n’avais pas suivi ce chemin d’écriture ? Aurait-elle été plus ou moins belle ? Je n’en sais rien. J’ai voulu essayer de comprendre ce parcours, tout en sachant qu’il n’y avait pas vraiment d’autres chemins pour moi, même si je ne crois pas en la prédestination. Mais oui, ce livre, c’est essayer de rassembler des morceaux épars de moi-même, de ma personnalité, de ces choses que j’ai l’impression d’avoir laissées derrière moi, notamment la question de la joie. Durant l’enfance, la joie faisait partie intégrante de ma personne, de ma personnalité, de ma vie. Mais voilà, à l’occasion de deux ruptures de nature différente, je me retrouve à quarante ans en me disant que je ne ressens plus ce sentiment d’unité joyeuse. Aujourd’hui, j’ai l’impression d’être plus morcelé. Et je crois qu’on est assez nombreux à connaître ce sentiment-là aujourd’hui, à avoir l’impression que beaucoup de choses nous échappent. Et peut-être qu’en repassant par le passé… C’est ce que j’ai essayé de faire avec ce livre écrit en deux ans. Je me suis donné la possibilité, une heure ou deux chaque jour, de me connecter à des pans de mon passé. Pour ne pas me noyer dans la marche du temps, dans l’oubli. Pour sauver un petit quelque chose, pour laisser aussi une trace.

Ce livre, c’est donc un essai de se reconnecter à soi ?

La société est faite de telle façon qu’on a finalement peu l’occasion de se poser cette question de savoir ce qu’on veut, ce qu’on ressent, ce qu’on désire vraiment. Pour répondre à ces questions, il faut passer du temps avec soi-même. Et on se rend compte que ce soi-même n’est pas quelque chose de stable, il y a du jeu, du creux. Donc oui, c’est assez difficile de se confronter à soi. Et en même temps, dans la mesure où écrire, c’est aussi jouer avec des identités multiples. Je sais que descendre en moi-même, ça implique ça, ça implique de retrouver une part d’enfance, des dimensions de moi-même qui sont complètement détachées des questions de genre. Quand j’écris, suis-je un garçon ? Un vieil homme ? Un animal ? Je n’en sais rien, mais on touche cette dimension-là dans toute l’histoire de la littérature et même de la philosophie. Quand Empédocle parle de la nature humaine, il dit qu’on a peut-être tous en nous des formes animales. J’étais peut-être avant poisson dans les eaux de l’Ourthe et de l’Amblève ou jeune fille, on n’en sait rien, mais la littérature permet ça. On sait que c’est très touchy de parler d’autre chose que de notre registre d’état-civil. Que je ne peux écrire que de mon statut d’homme blanc de quarante-deux ans. Alors que je pense qu’écrire, c’est accueillir en nous aussi l’altérité.