Charlie hebdo, 27 septembre 2023, par Yannick Haenel
J’ai rencontré un poète
Quand je prononce cette phrase : « J’ai rencontré un poète », les gens rient. Ils pensent que je fais une blague, ils ne peuvent plus entendre le mot « poète » sans ironie. Sans doute s’imaginent-ils une silhouette charmante et désuète : un poète, ça n’existe plus, ou alors ce serait un doux rêveur, un inadapté, un attardé, un simple d’esprit, un pauvre type, quoi. Mais ce n’est pas une blague, ce n’est pas de l’ironie, ce n’est pas tous les jours que ça arrive : j’ai bel et bien rencontré un poète, et il n’est pas du tout désuet. D’ailleurs, dans notre monde de rapaces obtus et empressés, la poésie est en train de redevenir, comme la solitude, le silence, la lumière ou la concentration (toutes choses qui sont en voie de disparition), ce qu’il y a de plus rare. Et comme l’a dit Spinoza à la fin de l’Éthique : « Tout ce qui est beau est aussi difficile que rare » – phrase qu’il faudrait désormais modifier en : « Tout ce qui est difficile est aussi rare que beau. » Voir, penser, aimer : voilà -à une époque où la perception se croit automatique et n’existe plus qu’à travers l’instantanéité – ce qui implique un effort, voilà ce qui est difficile. Bref, j’ai rencontré un poète, quelqu’un qui ne fait que ça : voir, penser, aimer, c’est-à-dire trouver les mots puisque voir, penser, aimer ne vont pas sans dire. C’était il y a quelques jours à Guéret, dans la Creuse, lors des Rencontres de Chaminadour, qui cette année s’organisaient autour de l’écrivain Mathieu Larnaudie sur les grands chemins de Dante. Nous y avons parlé abondamment de l’enfer, du purgatoire et du paradis, et puis il y a eu des lectures, et c’est là que nous avons entendu un certain Christophe Manon. Je ne le connaissais pas. C’est lui le poète. Christophe Manon a une dégaine de rockeur et la tête de François d’Assise. Lorsqu’il est monté sur la petite scène de Chaminadour avec ses colliers, ses boots et un petit livre jaune, Porte du Soleil (Verdier), qui parle d’une virée initiatique pleine de grâce et de déglingue en Italie (à Pérouse, Gubbio, Assise et Arezzo), quelque chose s’est allumé dans l’air : une douceur décisive, une lumière fragile et pourtant souveraine. J’ai pensé : voilà, la poésie relève de la présence. Le monde se détourne de lui-même parce qu’il n’a plus besoin de la présence, il n’en veut plus : la présence n’est pas rentable. Mais Artaud l’a dit : « La société se croit seule, et il y a quelqu’un. »Ce quelqu’un, c’est toujours un poète. Lisez Christophe Manon, il a aussi écrit Testament (d’après François Villon), publié à Limoges, aux éditions indépendantes Dernier Télégramme. C’est un poème de joie paillarde et punk : « à 40 ans passés j’admets : / branleur j’ai été et je demeure […] je n’ai ni dieu ni maître / et ne dois rien à personne / souvent j ’ai crevé la dalle / et dans ma gamelle souvent : / que des pois chiches. »