Les Inrockuptibles, 29 septembre 2023, par Nelly Kaprièlian
Comment je me suis mise à aimer la carpe farcie
Certains textes ont le pouvoir puissant de changer notre regard sur le monde (et sur les carpes). Celui d’Élise Goldberg est de ceux-là.
Jusqu’à présent, je ne pouvais pas franchement dire que l’idée de manger une carpe farcie me plongeait dans un état d’anticipation fébrile. Si je pousse encore plus loin l’honnêteté, je ne peux pas non plus avouer que j’avais même envie d’entendre parler de carpe farcie. Quant à lire un livre entier consacré à la carpe, farcie de surcroît, alors là, non merci, vraiment pas. Pourtant, quand j’ai ouvert Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie d’Élise Goldberg, j’ai tout de suite compris que le concept même de « carpe farcie » cachait quelque chose de crucial, et que j’allais trouver dans ce premier roman ce que l’on recherche quand on ouvre un premier texte : une voix singulière, un pari radical, une œuvre que personne d’autre n’aurait imaginée, voire osée, un nouveau regard.
Ce goût de la carpe farcie, Élise Goldberg me l’a transmis à tel point que j’ai fait de son texte mon nouveau livre de chevet. Je le consulte régulièrement au hasard, j’ouvre une page, je pointe un fragment – tout le texte est composé de fragments, on comprendra pourquoi à la fin – et il m’amuse, m’intéresse, me bouleverse. Comment dire sa famille, son déplacement, comment dire une famille qui a souffert, frappée par la Shoah, comment dire – encore – cette colossale tragédie ? Goldberg a choisi d’utiliser le prisme d’un sujet « non noble », pas vraiment littéraire : la cuisine. Celle juive, ashkénaze, qui se transmet de génération en génération, qui rappelle les arrière-grands-parents disparus, le grand-père mort (dès le début) et va mener à un membre de la famille à venir (à la fin), le bébé que porte la sœur de la narratrice. Dans un temps et un lieu (Paris) où les restaurants ashkénazes ont fermé les uns après les autres, où le yiddish disparaît, où les anciennes ne sont plus là pour se souvenir et transmettre, il devient soudain essentiel de se rappeler que « pour la confection du gefilte fish, ne pas oublier de garder la tête de la carpe ».
Fragments
Son écriture est faite de fragments, donc, composant un texte en morceaux, mais rassemblés dans un livre pour ne pas risquer d’en perdre un, tout en refusant de nier les vides laissés entre eux par les fêlures, ce qui vous a brisé. Ou comment réparer une culture, une langue, une mémoire, tout en sachant que le passé ne peut réparer. Sans emphase, surtout, sans grandiloquence. Le yiddish est, comme l’écrit Élise Goldberg, « le parler de l’autodérision, de l’antiphrase. Une langue qui se rit de l’ambition », et c’est de cet esprit qu’est marquée son écriture. C’est là toute l’intelligence, la force et la beauté de sa Carpe farcie.