Libération, 14 octobre 2023, par Robert Maggiori
Assise sur des cartons ou un tas de guenilles, la personne qui demande la charité tantôt émeut, apitoie, tantôt irrite. En passant devant, on voudrait qu’elle disparût de la vue, de la rue, de la ville, si dans l’âme on n’a que fiel, et, s’il reste un peu de compassion ou si l’on veut faire du bien à sa conscience morale, on donne deux sous, tout en pensant que l’aumône ne fait que consacrer la pauvreté. Au mendiant, on associe en fait deux images : celle de l’« extrême vulnérabilité » et celle du trouble, du vagabondage, de l’excès alcoolique. Souvent victime de violence, que justifieraient les « préjugés culpabilisants de paresse ou de méchanceté », il suscite des « fantasmes hostiles », à la hauteur de la brutalité dont on le soupçonne capable. Mais ce qui domine, c’est « la haine ancestrale » qu’il suscite. « Quel est le motif de cette haine absurde ? De quoi est-elle le symptôme ? Que dit-elle du (dys)fonctionnement des sociétés dites développées et de la façon dont elles polarisent les vies entre celles qui valent quelque chose et celles qui sont dévaluées au point que certains souhaiteraient faire disparaître ceux-là mêmes qui les vivent ? »
L’essai très original d’Étienne Helmer, enseignant de philosophie à l’université de Porto Rico, se saisit de cette question, non pas en se livrant à une histoire de la pauvreté, ni en tentant de répertorier les mécanismes susceptibles d’expliquer l’existence des mendiants, mais, en cernant les concepts qui rendent raison du sens même de la mendicité et du « partage des vies ». Comment, dans la philosophie, s’est construite la « figure » du mendiant, comme « anti-modèle d’humanité », sur le rejet duquel « s’arc-boutent les principes métaphysiques, politiques et éthiques de la vie bonne ou réussie, individuelle ou collective ».