Le Monde des livres, 19 octobre 2023, entretien réalisé par Christine Lecerf

« Nous devons reconstruire une Europe des intérêts communs »

L’Autrichien Robert Menasse est l’un des rares écrivains contemporains à s’être saisi de la construction européenne pour en faire une matière romanesque. Entretien exclusif, à l’occasion de la publication de L’Élargissement, deuxième tome d’une trilogie commencée en 2019 avec La Capitale.

Vous êtes né en 1954, à Vienne, dans l’Autriche d’après-guerre. Votre père, d’origine juive, était rentré sept ans auparavant du Royaume-Uni, sauvé de la déportation grâce à un transport d’enfants. Comment votre identité autrichienne s’est-elle forgée ?

Mon père ne m’a jamais parlé en anglais. Il était pourtant assez britannique et ne savait presque plus l’allemand lorsqu’il est rentré en Autriche. Cette assimilation parfaite dans l’endroit où l’on vit, c’était le côté juif de mon père. Le parfait Autrichien, qui savait se faire aimer de tous. Moi, j’ai toujours eu beaucoup de mal à me définir comme autrichien ou à m’identifier à l’Autriche.

Pourquoi ?

L’Autriche, dans ses frontières actuelles, n’est que le fruit d’un hasard de l’histoire. C’est un pays où la démocratie n’a pas été conquise ni même voulue par le peuple, mais décrétée après 1945 par les puissances victorieuses. Pourquoi devrais-je éprouver un sentiment de fierté nationale ? Je trouve qu’il est important d’avoir une Heimat, un « pays de cœur », mais je n’ai pas besoin pour cela de m’identifier à un État, et encore moins à celui-là. Je suis viennois, elle est là, ma Heimat. Les valeurs, la culture, le système juridique d’une Heimat dépassent largement l’État dont le nom figure sur votre passeport.

Qu’est-ce qui a déclenché votre prise de conscience européenne ?

Je ne pourrais pas dater avec précision le moment de cette prise de conscience, mais, en 1995, il était en tout cas évident pour moi de dire oui à l’entrée de l’Autriche dans l’Union européenne [UE] . J’avais les espoirs les plus fous. J’imaginais que le patriotisme et le nationalisme – particulièrement ridicules et gênants en Autriche –, l’étroitesse d’esprit, la mégalomanie servile de ce pays, que tout cela allait disparaître dans quelque chose de plus grand, de sensé : une Europe des Lumières, dotée d’un système juridique commun fondé sur le respect des droits humains, riche de sa diversité culturelle et linguistique.

Diriez-vous que vous étiez naïf à l’époque ?

Non, pas du tout. C’était le rêve très concret de la génération des pères fondateurs. Le réveil a été brutal, certes, mais cela n’implique pas pour autant de balayer les espoirs contenus dans ce rêve.

En Autriche, en Allemagne, vous incarnez l’» esprit viennois ». Pourtant, en 2010, vous quittez Vienne pour Bruxelles, où vous commencez la rédaction d’une « trilogie européenne ». Pourquoi avoir fait de la construction européenne un sujet de roman ?

Les États-nations ont beau s’opposer et chercher à entraver le processus de cette construction, la réalité est là : nos conditions de vie en Europe sont déterminées par l’UE. Et si l’on part du principe que l’ambition du roman, en tant que genre littéraire, est de raconter l’époque, alors moi, romancier, je dois être capable de raconter la « vie dans l’UE ». C’est pour cette raison que je me suis installé à Bruxelles, pour explorer la salle des machines où se fabrique notre réalité.

La Capitale plongeait le lecteur au cœur de la Commission européenne. L’Élargissement conduit aux marges de l’UE. Quel rôle joue ici cette dynamique centre/périphérie, intérieur/extérieur ?

Il y a une logique évidente dans la composition de ces deux tomes. Dans le premier, je m’intéresse aux hommes et aux femmes qui travaillent au cœur des institutions. Je raconte leurs idées, leurs espoirs, leurs histoires d’amour « européennes », différentes des histoires « nationales », leurs frustrations, leurs dépressions, l’audace et l’échec. Dans le nouveau volume, je m’intéresse à ceux qui sont en dehors de l’UE et qui veulent y entrer, et à ceux qui sont à l’intérieur de l’UE et qui veulent en sortir. Je raconte leurs espérances, leurs mentalités. Je raconte les cyniques, les idéalistes, les aveuglés. Le prochain tome devrait venir boucler la boucle. Je tiens toutefois à ce que chaque volume puisse être lu séparément.

Que ce soit Adam le Polonais, Ylbere l’Albanaise ou Karl l’Autrichien, vos personnages portent toujours en eux un fragment de l’histoire européenne. Est-ce un type nouveau de personnage romanesque ?

Non, on retrouve ce type de personnage dans tous les grands romans de la littérature mondiale. C’est lui qui m’a toujours le plus captivé et le plus ému, alors que, logiquement, c’est un personnage impossible. Parce qu’il doit exister en tant qu’individu, être aussi unique qu’un humain peut l’être et, en même temps, représenter une époque et son histoire au moins dans l’un de ses aspects, quelque chose qui dépasse complètement l’individu. Créer des personnages qui soient à la fois crédibles dans leur individualité et représentatifs de leur époque, c’est le grand défi du romancier.

L’Élargissement se déroule en grande partie en Albanie. Pourquoi ce choix ?

J’ai sillonné tous les Balkans occidentaux. Je voulais découvrir les pays et les gens qui tiennent absolument à entrer dans l’UE. Je me trouvais à Tirana en octobre 2019, quand le président Macron a mis son veto aux négociations d’adhésion de l’Albanie. Tirana était sous le choc, et les réactions des Albanais étaient très intéressantes. Les hommes politiques français n’ont aucune idée de ce que sont les Balkans. La France a traditionnellement toujours regardé ailleurs.

Mais ce qu’il faut savoir, c’est que l’Albanie a toujours regardé vers la France. Il fut un temps où vous ne pouviez pas devenir dictateur, anarchiste, artiste ou qui que ce soit d’important en Albanie sans avoir fait vos études à la Sorbonne. Même le chapeau préféré d’Enver Hoxha [dictateur albanais de 1944 à sa mort, en 1985] venait de Paris ! Je suis donc resté là-bas, je trouvais que c’était une bonne entrée en matière pour mon roman. Comme je l’ai dit, ce qui m’intéresse, c’est de raconter des vies qui se construisent sous le baldaquin de l’espoir, entre les chausse-trappes de la politique.

Le rôle du roman est-il d’« élargir » les représentations ?

C’est l’ambition du romancier, effectivement. Regardez Balzac ou Zola – et j’ajouterais en ce qui me concerne Eugène Sue. Grâce à leurs romans, ils ont ouvert des portes à leurs lecteurs sur un monde inconnu qui était pourtant en partie le leur.

Dans L’Élargissement, le conseiller du premier ministre albanais lui fait cette remarque : « N’oublie jamais que les Européens s’intéressent soit aux marchés, soit aux symboles. Ils sont fascinés par les symboles, car ils n’en possèdent plus eux-mêmes. » Qu’est-ce qui a été perdu ?

Construire une Europe post-nationale et démocratique, c’est le grand récit fondateur que nous avons oublié. C’est pourtant un « narratif » sensationnel et d’avant-garde pour le monde entier. Et c’est ce que nous devons reconstruire. Une Europe des intérêts communs. Pas des intérêts nationaux.

Quel rôle la littérature peut-elle jouer à cet égard ?

Que peut faire la littérature ? Raconter. Raconter l’histoire d’un échec. Toutes les générations échouent pour des raisons inhérentes à leur époque. Nous échouons à notre tour, parce que nous butons en Europe sur de nouvelles contradictions. Il est là, mon credo littéraire : « Raconte de manière que tes contemporains se reconnaissent et que les générations futures nous comprennent. »

Plus on avance dans la trilogie, plus l’issue de la construction européenne semble incertaine. Prenez-vous le risque, comme vos prédécesseurs Joseph Roth, Robert Musil ou Stefan Zweig lors de l’effondrement de l’Empire austro-hongrois, d’assister à la fin d’un monde et de devoir en raconter la chute ?

Le risque existe, c’est vrai. En tant qu’écrivain, j’ai parfois l’impression d’être un petit oiseau couché sur le dos, qui tend ses pattes en l’air, parce qu’il a peur que le ciel lui tombe sur la tête. « Ce n’est pas un peu ridicule ? », lui demande-t-on. « Si, répond l’oiseau, mais chacun fait ce qu’il peut. »